— Dans le fond, résume Béru, c’était un blagueur, tonton.
— J’en ai l’impression, avoué-je. Plutôt pittoresque comme testament.
Béru se tourne vers Collignier qui bâille comme à une conférence sur le sous-développement du tiers-monde.
— Pendant qu’on vous tient, m’sieur Maître, les biens dont à propos il est question, ça consiste en quoi ?
Le notaire déculotte un dossier verdâtre.
— Je vais vous le dire…
Il fait la brasse papillon dans un monceau de paperasses.
— N’entrons pas dans les détails, dit-il. En bref, Prosper lègue ses propriétés de Saint-Locdu, soit une quarantaine d’hectares avec ferme. Un millier de louis d’or… Pour quelque dix millions d’actions et obligations… Et enfin un immeuble de rapport à Paris, dans le quartier des Batignolles ! Disons qu’il y en a au total pour une centaine de millions !
— Vache anglaise ! tonitrue l’Héritier, mais c’est la grosse galette ! Même partagée en deux, y a de quoi s’acheter des sandwiches aux rillettes jusqu’à la fin de ses jours, pas vrai, Titine !
Laurentine se fend d’un imperceptible sourire qui ressemble à une déchirure à sa culotte !
— Pour l’instant, conclut le notaire, le plus urgent est que vous récupériez l’animal en question.
— Où qu’il est ? demande le Mahousse.
— Chez votre oncle, je suppose.
— Quelqu’un le soigne, j’espère ? demande la jaunasse.
— Là, vous m’en demandez trop ! dit Collignier. Bon, nous allons procéder au tirage au sort !
— Pour quoi faire ? grince la girouette rouillée.
— Pour savoir lequel de vous deux aura en premier la garde de l’animal.
Il prend une pièce dans son gousset.
— Vous êtes la femme, Laurentine, à vous de choisir : pile ou face ?
Elle fait la moue.
— Pile !
Le notaire me tend la pièce :
— Puisque nous avons un officier de police, profitons-en ; faites donc sauter la pièce, mon cher commissaire.
Je m’exécute, comme disait le bourreau qui en avait marre d’être en chômage.
Je lance la pièce et je sors face !
— Parfait, déclare le notaire. Nous sommes le 25 janvier, M. Bérurier gardera donc l’animal jusqu’au 25 février. Ensuite, ça sera au tour de Mlle Berlinguet.
— Ça va être gai, ces allées et venues, ronchonne déjà la vieille fille.
— Je t’en prie, un peu d’essence ! rabroue le Dodu. L’oncle Prosper voulait que son toutou soye dorloté, il le sera. T’avise pas d’y faire des avanies, à ce cador, autrement sinon, l’héritage nous passe sous le pif, ma beauté.
A propos, c’est quoi t’est-ce comme race ?
Le notaire hausse les épaules.
— Aucune idée. Prosper vivait en reclus et j’ignorais même qu’il eût un chien. Là-dessus, vous m’excuserez, mais il faut que j’aille me coucher car la journée de demain sera rude : je vais au banquet des Présidents Honoraires de Banquets…
Les ornières gelées sont dures comme la pierre. On se tord les pinceaux en marchant.
— C’était pas la peine que tu nous files le train, Laurentine, assure Béru, du moment que je suis de garde en premier…
— Tu permets, aigrise-t-elle. Je n’ai pas envie que tu déménages la maison de notre oncle à la cloche de bois. Elle m’appartient de moitié avec tout son contenu.
Le Gros s’arrête en pleine lune. Il prend de la gîte sous le poids de la colère.
— J’aurais pas l’onglée, que tu prendrais ma main sur la frite pour m’avoir suspicionné, espèce d’insolente ! T’imagines que tous les gens sont comme toi, à écorcher les morpions pour s’en faire des manteaux ! Ah ! je te vois d’ici évacuer la masure ! Tu parles d’un sauve-qui-peut ! Les draps et les chandeliers d’abord ! Par pleines chaloupes que tu sortirais la camelote, bougre de vieille pie borgne !
Il se plante devant elle, lourd, massif, falaise de viande et de colère.
— Mets-toi bien une chose dans ton caberlot faisandé, Titine : l’héritage, il est pas à nous mais au clébard ! On en a que le jus de fruit, comme a causé le notaire ! Le jus de fruit et rien de plus. Suffirait que le médor se fasse scrafer par un autobus ou qu’il bouffe un truc avarié pour qu’on fasse tintin, tu piges ?
La rancie grommelle des présages. On continue…
L’oncle Prosper, il créchait loin du patelin, en limite de bois. Sa ferme délabrée est piquée au fond d’un chemin creux dont les ronces non élaguées s’échevellent. Ma tire est à l’orée du chemin vicinal. Le pare-brise est blanc de givre. On va se payer une sérieuse partie de frotti-frotta avant de décarrer, moi je vous le dis !
Au fur et à mesure que nous avançons vers le logis du mort, nous sommes surpris d’apercevoir de la lumière à l’intérieur.
— Il avait du personnel, tonton ? demande le Gros à sa cousine.
— Penses-tu, à part la Mélie qui venait l’aider au ménage…
Laurentine hennit :
— Je parie que cette vieille chaussette est en train de piller la maison !
La voilà qui part en galopant, comme si on cherchait à lui enfoncer un tisonnier rougi dans sa boîte à suppositoires !
La peur d’être escroquée lui donne des ailes ! Elle court à en perdre son haleine empanachée.
— Si jamais elle chope la Mélie en flagrant du lit, je te promets une bath corrida en vistavision ! annonce mon ami.
Nous pressons le pas !
— Note bien, s’époumone Sa Majesté, que c’est nettement abominable de venir cambrioler la maison d’un mort. Si jamais c’est un bonhomme qui fait ça, je te lui joue Salut les Copains sur la margoulette jusqu’à ce qu’il eusse glavioté sa dernière dent !
Comme nous atteignons la cour de la ferme, nous percevons un grand cri. Une forme claire bondit à l’extérieur. Un bref instant, la silhouette m’est apparue en pleine lumière et j’ai cru rêver. Une fille blonde, grande, belle, sublime, dans un manteau de fourrure blanc. De grand cheveux blond doré sous une toque de même métal. Des gants blancs, des bottes blanches montant haut ! Bref, la dernière, l’ultime personne qu’on peut s’attendre à trouver à une heure du matin dans une ferme délabrée au fond d’une province pétrifiée par l’hiver.
Le Gravos s’est arrêté. Lui aussi a vu. Lui aussi bave sur son menton… Mais le rêve n’est pas achevé. Voici qu’une voiture jaillit de sous le hangar. Une grosse guinde américaine, tous feux éteints. Elle stoppe au niveau de la blanche apparition. La fille blonde prend place à l’intérieur. Le temps qu’elle entrouvre la porte, la lumière du plafonnier s’est déclenchée, nous permettant de revoir la fabuleuse personne et d’en découvrir une autre, du même tonneau, installée au volant. L’auto fonce, passe à moins de dix centimètres de nous. Nous avons tout juste pu esquiver son rush, sinon on se retrouvait avec un cataplasme de Cadillac sur le poitrail, Béru et Bibi.
Pas mèche de bigler la plaque couverte de neige. L’auto tangue dans le chemin creux. Les ronces gémissent sur la carrosserie.
Mon premier réflexe a été d’aller jusqu’à ma voiture pour courser ces demoiselles. Mais je me retiens. Le temps d’atteindre mon véhicule, les deux filles blondes auront disparu. Sans compter que ma tire est froide, engivrée comme un sorbet et qu’il faut un bon quart d’heure avant de la rendre disponible.
— Non, mais t’as vu ! bredouille l’usufruitier. Dis, t’as vu ou bien est-ce que j’ai trop forcé sur le vin chaud ?
Je ne réponds pas. J’ai déjà ressenti bien des surprises au cours de ma brillante carrière, mais des semblables, non, jamais ! Cette fille, madame ! Je ne l’ai aperçue qu’une fraction de seconde, mais elle avait tout ce qu’il fallait pour s’installer dans ma rétine et y passer ses vacances.