— Tout ça à cause de cet enfoiré ! fait Béru.
Il se penche sur le bat-flanc où Hamar est écroulé et lui agite lentement son poing sous le nez, comme on passe un flacon de sels sous le pif d’une petite nature évanouie.
— Si jamais tu rebronchais, promet Son Honneur, avec la petite mécanique de précision que voilà, je te défoncerais tout le portrait si tellement que même un superman de la chirurgie orthopédique serait pas foutu de te reboulonner, vu ?
Sirk Hamar détourne la tête.
— Monsieur le commissaire, murmure-t-il, c’est pas correct ce que vous avez fait là. Même avec un truand, on n’agit pas comme ça.
— Je lui mets une tisane de cartilages ? me demande Béru.
— Non, Gros, laisse, il a raison.
Je me penche sur Sirk.
— Il y a des moments où les circonstances obligent à commettre des saloperies, mon vieux Hamar. Ce n’est pas de gaieté de cœur, crois-moi. En tout cas, tu es avec nous dans le bain désormais et tout ce qui te reste à faire pour t’en tirer, c’est de nous aider à mort.
— À mort est le mot, soupire Sirk.
Il hoche la tête.
— Pas un de nous quatre n’en reviendra, je vous le dis.
— Tu ne sais donc pas à qui tu causes, se marre le chef bon Béru. Quand on part avec San-A., on en revient toujours.
Et là-dessus, il remet son râtelier d’aplomb et se l’assujettit dans le clapoire.
Pendant tous ces démêlés, la Vieillasse a continué son angélique sommeil.
CHAPITRE IV
C’est avec un plaisir extrême que nous quittons ce rafiot de malheur à Béotie.
Comme vous le savez sans doute si vous ne l’ignorez pas, Béotie est un port de commerce important situé à l’angle du golfe persique et de l’avenue Raymond-Poincaré.
Deuxième ville du sultanat d’Analfabeth, avec ça, c’est vous dire. Sa prospérité vient de ce qu’il sert de débouché au pétrole kelsaltipe. Les pétroliers y fréquentent beaucoup et battent (les méchants) pavillon du monde entier !
La foule bigarrée dont il est question dans les romans de feu Claude Farrère se bouscule sur la jetée. Je marche en tête de notre petite colonne après avoir confié la surveillance étroite de Sirk à mes deux collègues.
Le tendre Pinuchet reprend des couleurs Sa moustache pendante retrouve du nerf, comme le poil d’un manteau après qu’on est resté assis dessus un certain temps. Quant à Béru, avec son sparadrap sur le front, il a l’air d’un gros bouddha de porcelaine mal rafistolé. Son nez violacé et ses valoches bleuâtres sous les yeux tranchent sur le faux bistre de sa peau.
— Où qu’on va ? me demande-t-il après que nous ayons souscrit aux formalités douanières.
— Te casse pas le bol et suis-moi, esclave.
— Pressons un peu le pas, recommande-t-il, le tringleur de cette noye nous file le train.
Je balance un coup de périscope par-dessus mes camarades et, effectivement, j’aperçois le caïd de la cabine voisine sur nos talons avec ses trois nanas qui trimbalent les bagages.
Ce vilain pas beau aurait-il décidé de nous chercher noises ?
J’avise une file de taxis, pas très loin. Ce sont de vieilles bagnoles anglaises datant de la reine Victoria. Des gars au torse nu et à la tranche enturbannée dorment sur leurs volants horizontaux. J’en réveille un et je lui donne l’adresse du gars qui nous a préparé le matériel.
On prend place dans la chignole et le chauffeur déhotte en roulant pendant trois cents mètres avec deux roues sur le trottoir de terre.
— Il a appris à conduire sur une tondeuse à gazon, ce gus ! brame Béru.
Hamar a un petit ricanement.
— On n’est plus à Paris, fait-il, vous allez en voir d’autres !
Je regarde derrière nous. Le caïd et ses mousmées ont renoncé à fréter un bahut, because it is most expensive.
En un quart d’heure, le Fangio béotien nous drive jusqu’à Camel Street. Ça se trouve à deux pas de Sun Place, entre la gare du Sud et l’Hôtel du Nord.
Notre nouveau correspondant nous guettait. C’est un gros zig suifeux, avec des baffies qui semblent avoir été dessinées sous son nez avec un bouchon brûlé. Il porte une chemise de soie bleu pâle et un costar de toile blanche. Il est coiffé d’un chapeau de paille à larges bords. C’est une nature. Il s’exprime avec volubilité dans un français entrecoupé d’espagnol et d’anglais. Décidément, le Vioque déniche des gars pas croyables.
Il se présente : Alvarez Raymondo. En moins de temps que n’en réclame un habitué de chez Madame Arthur pour gober un suppositoire, j’ai fait le tour du zig. C’est un de ces aventuriers comme on en rencontre dans les ports sous toutes les latitudes. Ils vendent de tout : des denrées de contrebande, des femmes, des renseignements, des armes et de la drogue. Ils savent nager. Et un jour, quand la pré-cirrhose commence à déguiser leur foie en caillou, ils se retirent dans un endroit délicat de leur pays natal. Ils y mènent une vie d’honnête rentier et se font élire maire du bled.
— Tout est paré, nous annonce Alvarez.
Il nous entraîne au fond d’une remise où cinq dromadaires ruminent nostalgiquement.
— Voici les bêtes. Elles sont toutes sellées. On va vous aider à arrimer vos colis.
Il prend dans sa poche une carte imprimée sur étoffe de soie.
— Ça c’est une carte du Kelsaltan. Je vous ai tracé au crayon-bille l’itinéraire que vous devrez suivre pour aller dans l’émirat d’Aigou.
— Vous êtes un homme très précieux, señor Alvarez, le complimenté-je.
Il hoche sa grosse tête encadrée de favoris larges comme des pattes de tigre.
— Je ne suis pas précieux, je suis cher ! rectifie-t-il avec un humour glacé.
Béru s’approche des dromadaires et leur palpe le ventre d’un geste circonspect.
— Le plein est fait, à ce que je vois ? dit-il.
— Oui, répond Alvarez, le plein est fait. Comme vous pouvez le constater, la dernière bête est bâtée. Elle transportera votre tente et vos vivres. Tout est prêt, je n’ai plus qu’à vous souhaiter bonne route.
— Déjà ! proteste le Gravos, on ne va pas écluser un petit Anjou bien frais pour dire de s’humecter la pierre d’évier ?
Alvarez ruine ses espoirs en lui révélant que le vin est inconnu ici. On ne trouve que du vin de palme. Curieux, Béru en demande. On lui en apporte. Pinaud insiste pour goûter. L’un et l’autre font une grimace atroce.
— Vous avez intérêt à boire de l’eau, assure Alvarez. Vous allez traverser le grand Rasibus, surnommé aussi désert de la soif ! Il s’étend sur trois cents kilomètres et ne comporte qu’une seule oasis, c’est vous dire !
Sa Majesté en flageole de détresse :
— Trois cents bornes sans trouver un bistrot ! Vous charriez, les mecs ! Pinaud, qu’est-ce c’est que ce piège à morue salée où qu’on a fourré nos lates !
Pas enthousiaste non plus, Pinaud. Mais résigné.
— Que veux-tu, rétorque-t-il, on a insisté pour venir.
— Pas moi ! laisse tomber sèchement Sirk Hamar.
Alvarez appelle des domestiques maigres comme des chaises Napoléon III, et leur ordonne de charger nos montures.
— Vous avez déjà voyagé à dos de dromadaire ? nous demande-t-il.
Nous lui répondons que non. Il réprime un mauvais sourire.
— Alors, messieurs, vous n’êtes pas au bout de vos peines ! Je vais vous donner un petit cours. Il existe un cri pour les faire agenouiller et un autre pour les faire se redresser. Vous allez voir.
Il s’approche d’un dromadaire et crie :
— Youpi !
L’animal, avec un dandinement grotesque, s’agenouille alors et attend en balançant son long cou bête.
Alvarez enjambe la nuque du dromadaire, prend les rênes, et s’assied sur la selle de cuir. Lorsqu’il a le dos bien calé, il crie alors « Yé-yé » et la bête se relève encore plus lourdement qu’elle s’est agenouillée. Lors, notre professeur de dromadaire croise ses jambes sur l’encolure de sa monture. Il tire sur les brides de cuir. Le dromadaire se met en marche.