Toutes ces flexions faites je vais pour bavasser des formules explicatives, excusatrices et aristocratiques, mais la Pinuchette-bêlante me coupe l’adjectif sous la langue.
— Votre Seigneurerie Rarissime et Authentissime, continue le Bouleversant, voici donc de grands artistes qui vont donner l’éclat du neuf à votre fête.
Il me désigne.
— ici Ben Santa, le chef de la troupe. Là, Abder Béru. Et ici, Sirk…
— Sirk Isker ! fait précipitamment Sirk Hamar, ce qui lui vaut un long et soupçonneux regard san-antoniesque.
— Voilà, bêle la Vieillasse.
Je voudrais dire quelque chose, mais je suis trop occupé à museler Béru qui va vraisemblablement proférer des couenneries.
Pinaud reprend :
— Notre chef de troupe, l’honorable Ben Santa exécute un numéro de tir au pistolet. Quant à Abder Béru, il est spécialisé dans la chanson et la lutte à mains libres. Pour Sirk Isker…
Il se racle la gorge.
— Je fais de la prestidigitation, termine notre prisonnier.
Il me laisse rêveur, Sirk. Car en somme, il pourrait profiter de cette chance inouïe qui s’offre à lui de nous larguer. Il lui suffirait de dire à l’émir qui nous sommes. Mais il paraît infiniment craintif.
— Majesté, fais-je à Obolan en donnant à mon français un accent nordaf très prononcé, vous parlez le français ?
— Je ! fait l’émir qui doit surtout utiliser l’anglais comme langue étrangère. D’autant plus que son pétrole il le fourgue très certainement aux Ricains.
Pinuche se tourne carrément vers nous et déclare.
— Quand j’ai su que Sa Grande Bienveillance Prodigissime recherchait des artistes pour célébrer les fêtes du Falzar, je me suis empressé de lui dire qu’il en détenait trois très exceptionnels dans les geôles de son palais.
Je commence à piger l’astuce Pinucharde.
En draguant dans les estaminets d’Aigou, il a appris que des fêtes allaient avoir lieu et que le souverain faisait appel à des artistes et il a trouvé cette astuce pour nous faire débastiller. Pas bête. Il est drôlement précieux, Pinaud.
Mais Obolan parle.
— Pourquoi avez-vous frappé mes gardes fiscaux ? demande-t-il.
Béru va dire, je lui vole une fois de plus la parole.
— C’est un malentendu, Majesté. Nous n’avons pas le rare privilège de parler votre langue et nous n’avons pas compris ce que voulaient ces valeureux fonctionnaires.
— Il paraît, fait l’émir d’une voix suave en montrant Sirk, que celui-ci traduisait.
Il est déjà bien rancardé, le monarque ! Son français est scolaire ; lent, bien articulé. Il remue à peine les lèvres en parlant.
— Il est vrai, fais-je, que notre ami Sirk Isker comprend votre fabuleux langage. Mais vos gardes se sont montrés si grossiers et ont parlé de vous en termes si désobligeants que mon ami ici présent (et ce disant je frappe sur l’épaule d’Abder Béru) n’a pu le supporter. C’est un homme d’une haute tenue morale. Il a servi en Égypte sous les ordres du Cormoran-l’Intrépide pendant la guerre contre Guy Mollet. Il est décoré de la coquille Saint-Jacques décernée par Chelkjèm. Il a été blessé une fois à la poitrine et une autre fois dans le désert du Grand Kabochar. Il a tué à lui seul une section française et ce avec pour toute arme un rasoir électrique. Bref, Votre Majesté, il admire trop les grandes figures arabes pour tolérer que de vagues collecteurs d’Aigou fassent des plaisanteries de mauv’Aigou sur leur vénéré émir.
Un peu gros comme blabla, je vous le concède. Mais comme dit Félicie, dans la vie, il n’y a que ceux qui n’entreprennent rien qui restent sur le gazon.
Je n’ai pas d’autre argument à portée de cellules grises. Ce sont les trucs les plus simples qui réussissent le mieux. L’éternel gag de la cuillère fondante, quoi !
Obolan se met à froncer ses beaux sourcils soyeux.
— En vérité ? demande-t-il.
— En vérité, Sire. Demandez plutôt à mon interprète qui nous traduisait leurs odieuses paroles. Vos fiscars déclaraient qu’il fallait que nous payions les redevances pour vous permettre de péter dans la soie et de faire vos ablutions dans des bidets en or massif. Est-ce là le langage que les mandataires d’un illustre émir peuvent tenir ? Nous, étrangers venus dans votre très fabuleux pays pour y faire commerce, pouvions-nous tolérer ces sarcasmes impies ?
— Tu te répands dans la vaseline, mec, me sussure Béru.
Il contient son hilarité, le Balourd.
Obolan frappe dans ses mains ; aussitôt des domestiques surgissent, comme s’ils sortaient de la lampe d’Aladin. L’émir donne des ordres, tout en nous priant de nous asseoir pour le thé des familles.
M’est avis, les gars, que grâce à Pinaud, à mon imagination et à sa crédulité de despote, nos actions vont bientôt être cotées en Bourse. C’est ce qui s’appelle revenir de loin.
On sert le thé. Béru, timidement, demande si, à la place, il ne pourrait pas avoir un petit verre de Juliénas.
Je lui vote un coup de latte dans les échasses.
— Crétin, fais-je, t’es censé être arbi et le picrate est interdit par ta religion.
— Qu’est-ce que c’est que le Juliénas ? demande Obolan.
— Un mélange de lait, d’huile d’olive et de miel, me hâté-je d’expliquer.
L’émir donne des ordres pour que soit préparée cette mixture. La bouille du Gros est indescriptible.
Lorsque les serviteurs lui amènent son cocktail, il considère le breuvage avec épouvante.
— Si je me retiendrais pas, tu le prendrais dans la devanture, m’assure Sa Grosseur.
On fait des risettes à l’émir. Il nous bonnit que sa fameuse fiesta du Falzar, qui tombe cette année le jour même de la commémoration du Grand Kalbar, doit revêtir un éclat tout particulier. Non seulement les notables de tout l’émirat doivent s’y pointer, mais de plus, les autres émirs du Kelsaltan vont rehausser de leur présence des fêtes dignes du siècle de Klérambar-le-Somptueux, celui-là même qui fit construire le prestigieux palais de Mars-El-Hémé. Gentiment, Obolan nous réclame un échantillonnage de nos talents. Qu’à cela ne tienne. Je lui demande de l’armurerie, alléguant que ma panoplie a disparu à la suite de l’échauffourée de naguère.
— Je crois, fait-il, que j’ai ce qu’il vous faut.
Tu parles, Charles ! Il me fait apporter un pistolet de compétition en argent ciselé. C’est une arme suédoise avec Barillet et Grédy incorporés, point de mire éclairé au néon et gâchette assistée.
Avec un jouet pareil, je me sens capable de couper les brides de soutien-gorge d’une demoiselle sans lui effleurer la peau.
— Montrez-moi votre adresse ! dit l’émir en souriant.
C’est prononcé sur le mode badin, mais je pige très bien que c’est un ordre. J’assure l’arme dans ma main et je commence par lui faire un chouette numéro buffalobillien en la faisant tourniquer au bout de mon index jusqu’à ce qu’elle devienne aussi invisible qu’une hélice d’avion en action. Ensuite de quoi, je me la passe d’une main à l’autre à une vitesse telle qu’on pourrait croire que j’ai un pétard dans chaque pogne.
Tout ça, c’est de la petite manipulation pour amuser les demoiselles venues admirer ma collection de flingues.
Ça produit sur l’émir une forte impression et il s’éclaire comme une salle de cinéma après qu’Eddie Constantine ait buté le dernier acteur du film.
Maintenant je me dirige vers la terrasse, toujours suivi d’Obolan.
— Majesté, lui dis-je, vous voyez ce jardinier qui est en train d’arroser vos magnifiques parterres de roses ?
Il opine.
— Me permettez-vous de lui faire une simple farce ?
— Vous allez lui traverser la cervelle ? croit deviner l’émir.