— Attends, ma carne, je te vais servir les légumes en même temps, halète Bérurier.
Il fait un saut de champion et s’abat de tout son poids sur la poitrine du mammouth. Cent dix kilos de charge utile dans les cerceaux, ça compte, même quand on est un super-superman. Tranche-Montagne ne tranche plus rien.
Il suffoque. Lors, ma Gravosse s’agenouille à côté de son adversaire ; du tranchant de la main il mitraille le cou du quasi-vaincu. On dirait un boucher cisaillant un os de bœuf à grands coups de coutelas. Cette fois, le gorille tourne de l’œil, c’est net. Mais Béru ne s’en aperçoit pas. Il ne veut pas s’en apercevoir. Superbe dans sa noire fureur, il frappe, et frappe, et refrappe, et frappe encore ! Puissant, généreux, invincible !
Il est devenu mécanique. Oui, c’est une machine à mettre K.O. Une machine à détruire les gorilles.
— Arrête les frais, Gars ! lui crié-je. Il a son taf.
Sa Rondeur ralentit, s’arrête et considère le grand corps inerte étalé à ses pieds. Il se redresse et fait quelques mouvements du bras afin de rétablir sa circulation.
Puis, s’adressant aux monarques, il leur lance :
— Eh ben, Mes Majestés, faut-il vous l’envelopper, c’est pour emporter ?
Un tonnerre d’applaudissements. Ils n’en reviennent pas, les émirs, de cette prouesse. Y a l’Iman qui vote une gratification spéciale avec mention du jury. Des gardes viennent choper Tranche-Montagne par les lattes et l’évacuent, comme les péones des arènes évacuent un taureau mort.
— Tu as été sensas, Gros, applaudis-je.
— J’ai fait comme j’ai pu, me dit-il. Heureusement que j’avais ton épingle. C’est pas qu’elle était grosse, mais je l’y ai planté dans les breloques. Je m’ai dit que du moment qu’on allait les y couper, c’était pas la peine de se gêner, tu comprends ?
Je comprends.
Maintenant, c’est à moi.
À moi de jouer pour l’honorable assistance d’abord.
À moi de jouer pour mon compte personnel after.
Mon numéro est sobre, classique, impec.
Je fignole. Je commence par une petite série de boules de verre jetées en l’air par Pinuche — mon assistant — et que je pulvérise à coups de pistolets. Puis je coupe des cigarettes aux lèvres du même Pinuche. Il a drôlement confiance en mes qualités buffalobiliennes, le Déchet. Recta, je cisaille les mégots au ras de ses moustaches de rat. Ça plaît. On m’applaudit. Le pétard de précision du père Obolan me botte. J’ai bien envie de le lui sucrer à la faveur de ces réjouissances. Mon petit doigt me chuchote qu’il pourra m’être utile dans pas longtemps et sans doute avant. Aussi, lorsque j’ai réussi le clou de mon numéro : un tir à la renverse accompli en visant dans un miroir, il ne m’est pas difficile de glisser la seringue dans ma gandoura au lieu de la remettre dans son écrin.
Ouf ! Nous en avons fini. Maintenant c’est le mangeur de feu qui va se déguiser en lampe à souder. Puis viendront les danseuses, Sirk, etc… J’ai du temps devant moi.
— Annonce-toi, Gros, fais-je. Et toi aussi, Pinuchet.
Nous remontons dans nos appartements. Il n’y a personne dans les couloirs. Les larbins se pressent aux fenêtres pour mater les performances. C’est vraiment le bon moment.
La gosse Lola est assise sur mon plumard. En la découvrant, mes subordonnés insubordonnés écarquillent leurs obturateurs. Mais où ils sont complètement siphonnés, c’est quand ils voient la favorite se précipiter dans mes bras et me galocher tout en me faisant dans l’entrepont le coup du genou-pédaleur.
— Ah ! ben toi, alors ! bredouille l’Enflure, on te changera jamais. Partout où y a du cheptel, tu te sélectionnes le surchoix.
Pinaud, plus réaliste, murmure :
— C’est de la démence, San-A., tu sais ce que tu encours ?
Je rends à Lola la monnaie de son baiser avant de répondre car Félicie m’a appris qu’il ne faut jamais parler la bouche pleine.
— Pas de panique, mes enfants. Si on ne risquait pas sa vie par amour de l’amour, pourquoi la risquerait-on ?
— Vous êtes prêt ? me demande Lola.
— Je suis.
— Alors venez.
J’intime à mes preux chevaliers l’ordre de nous filer le train et je marche sur les talons de Lola.
Elle connaît ce palais comme la poche de mon kangourou.
Au bout du couloir, la voilà qui soulève une tenture et qui s’engage dans un escalier dérobé.
On se descend commako la valeur de trois étages, alors que nous sommes partis du premier. Ce qui revient à dire, je le précise pour ceux d’entre vous qui seraient faibles en mathématiques, que nous arrivons deux étages sous terre. Une porte de fer dont les barreaux ne sont pas rachitiques barre soudain l’escalier. Lola met un doigt sur ses lèvres et me désigne un garde assis sur un tabouret.
L’homme est en train de graisser un revolver gros comme une bombarde. Il fredonne une mélopée.
— C’est lui qui a les clés, me chuchote Lola. Et il y a deux autres gardes dans une pièce voisine.
Problème épineux. Que faire ?
Si je me mets à casser la cabane avant d’avoir assuré nos arrières, je risque fort de me faire bloquer dans une impasse. D’un autre côté, il est indispensable que je communique avec les prisonniers. Alors ?
— Tu parles kelsaltipe, chérie ? je demande à la souris.
— Couramment !
— C’est vrai que tu es douée pour les langues.
Je dégaine le pistolet et le coule entre les barreaux.
— Tu vas appeler l’homme à voix basse et lui dire de venir ouvrir, sans qu’il fasse le méchant, O.K. ?
— S’il appelle ? objecte la belle messaline.
— Il n’appellera pas deux fois. À ces profondeurs et avec le boucan qu’il y a dans le jardin, le bruit d’une détonation passerait inaperçu.
Elle est prête à tout, Lola. Pour une fille soumise c’est une fille soumise.
— Hé ! Houssékonsmé poûrsbékoté ! fait-elle.
Le garde cesse de chanter, lève la tête, nous voit, se dresse, empoté avec son revolver démonté. Il doit regretter d’avoir choisi ce moment pour lui faire sa toilette intime à son pétard.
— Féfissa ! lui lance Lola.
Il regarde en direction de la pièce où se tiennent ses potes. J’ai un petit mouvement du pistolet très opportun. Le gars, c’est pas le chevalier Bayard. Il s’approche jusqu’à la grille.
— Dis-lui qu’il lève les bras et chope la clé de la tirelire dans sa poche, beauté !
Elle exécute docilement mes ordres. Nous voici dans la place. D’un hochement de tranche, je signifie au Gros de s’occuper du garde. C’est pas au vainqueur de Tranche-Montagne qu’il faut faire un dessin pour lui apprendre la façon de mettre un zig K.O. en douceur.
Il l’étale d’une manchette en pleine glotte. De sa main libre, il le rattrape afin de freiner sa chute. Avant de le déposer à terre, il lui place un petit crochet sec comme un biscuit à la pointe du menton. Je connais la dose de Béru. Cette anesthésie va chercher dans les dix minutes.
— Surveille le type et la lourde, chuchoté-je dans la feuille de la Vieillasse. S’il y a du pet, tousse.
Silencieux comme l’ombre d’un sourd-muet sur du velours, je me dirige vers la porte de droite. J’entends parler à l’intérieur.
— À nous deux de faire, Mec, dis-je au Gros. On les cueille à la surprise. Je délourde brutal et chacun prend le sien, correct ?
— C’est parti.
Aussitôt dit, aussitôt fait. D’un coup de tatane, je virgule la porte. Nous découvrons un large couloir sur lequel s’ouvrent des cellules semblables à celles que nous occupâmes lors de notre arrivée chez Obolan.