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Deux bonshommes jouent au troufignard-borduré en buvant du sirop dévogecazé. Leurs mitraillettes sont posées sur la table, près de leurs tasses.

Ils sont vifs. Notre brutale intrusion les paralyse deux secondes seulement. Les voilà qui empoignent leurs pétoires.

Le drame, comprenez-vous, c’est qu’ils sont à l’autre bout du fameux couloir et que nous avons une dizaine de mètres à faire avant de les atteindre. Je pige illico qu’on arrivera sur eux juste à temps pour morfler une giclée de dragées brûlantes dans le placard. Alors j’applique la jouvence extrême. Pas celle de l’abbé Souris, l’autre : celle du révérend Pan-pan.

Deux balles : deux défunts ! Je les ai dotés l’un et l’autre d’un troisième œil. À propos de troisième œil, ça me fait penser à l’histoire de la maîtresse d’école qui demandait à ses élèves s’ils aimeraient avoir un troisième œil et si oui, où ils souhaiteraient l’avoir. Le premier le voulait derrière la tête pour surveiller ses arrières, le deuxième le voulait à la plante de ses pieds pour mater les embûches du chemin, et le troisième rêvait de l’avoir au bout du zizi-à-coulisse, afin de pouvoir le passer à travers la haie pour suivre en douce les matches de football le dimanche. À part ça, qu’est-ce que je voulais dire ? Oh ! oui : les gardes. Ils sont morts.

Béru, qui avait déjà pris de l’élan, culbute leurs carcasses et s’étale sur le sol.

Il se relève en sacrant comme à Reims. L’endroit est mal éclairé par deux lampes à huile (le Sieur vous les offre). Je regarde dans les cellules. Elles sont au nombre de quatre. Deux seulement sont occupées.

Dans la première, il y a un type barbu, hirsute, blême, exsangue, pouilleux, crasseux… Qu’est-ce que je pourrais ajouter encore ? Il a d’immenses yeux fiévreux, ses lèvres sont retroussées sur des dents de tête de mort. Il est affalé sur le sol dans l’attitude d’un mendiant qui connaît son métier et qui vous chatouille la glande à pitié de doigt de maître.

Je m’approche.

— Vous êtes S 04 H2 ? je lui demande, croyant reconnaître dans ce fantôme l’un des agents disparus.

— Un Français, bredouille-t-il d’une voix d’hypnose.

Je mate dans la seconde cellule et mon cœur me grimpe sur la langue. Le deuxième mec des Services est cloué nu sur une croix de Saint-André. Il me paraît mort. On l’a écorché vif. Vous entendez bien ? Il a été dépecé. On voit ses organes comme sur une planche d’anatomie.

Lola, qui nous a rejoints, tourne de l’œil. Béru se penche pour vomir. C’est pas soutenable, un spectacle pareil !

— Ah ! les ordures ! je lamente. Ah ! les misérables ! Cherche les clés des cellotes, Gros. Et fais vite.

Béru en a les larmes aux gobilles. Il se ramène avec les ouvre-boîtes demandés. Une affreuse odeur s’exhale de la seconde cellule. Des débris humains jonchent le sol. Je m’approche du supplicié. Le cœur bat encore. Il est évanoui. Je lève mon revolver et, comme dans un cauchemar, je presse la détente. La balle lui a ravagé la tête, seule partie de son pauvre corps qui soit demeurée intacte.

— On ne pouvait rien d’autre pour lui, dis-je au Gros.

Maintenant, il nous reste à délivrer le premier. Nous sommes obligés de le porter. Il a des plaies aux pieds et aux mains, de vilaines brûlures qui suppurent.

Quand je dis que nous le délivrons, le terme est excessif. Où aller ? Que faire ? De quel moyen de fuite disposons-nous ?

Il est d’une faiblesse extrême, S 04 H2.

— J’ai soif, gémit-il, ça fait quatre jours que je n’ai pas eu la moindre goutte d’eau.

Je lui tends la carafe de sirop des gardes et il boit à longs traits.

Pendant ce temps, au milieu de mon carnage, je gamberge vivement.

La seconde partie de ma mission est remplie : j’ai retrouvé (et délivré) les deux agents français disparus. À la troisième, maintenant : les ramener à Paris. Pour ce qui est du second, il n’en est bien entendu pas question. Mais le premier est vivant…

— Qui êtes-vous ? balbutie-t-il.

— Commissaire San-Antonio.

— Merci…

— Vous me remercierez plus tard, si nous parvenons à nous sortir de ce merdier. Les gardes sont relevés tous les combien ?

— Toutes les huit heures.

— Il y a longtemps que ceux-là avaient pris leur service ?

— Non.

— Et les types blonds, ils viennent souvent vous harceler ?

— Ça fait deux jours que je ne les ai pas vus.

— Parfait.

Ma décision est prise.

— Béru, ligotez le garde de rentrée et foutez-le dans une des cellules. Remuez-vous !

Je m’adresse à Lola :

— Tu as aperçu les deux Ruskoffs, aujourd’hui ?

— Oui, fait-elle, ils partaient à bord de leur jeep.

Ils s’en tamponnent la faucille, des réjouissances, les blondinets. Au charbon !

— Nous avons notre petite chance, fais-je. Pour peu que nous puissions disposer de quelques heures, ça collera.

Nous remontons précautionneusement après avoir bouclé la porte de fer.

— Toi, Lola, fais-je, tu vas regagner ta base. Maintenant, il faut attendre la nuit pour agir. Nous allons planquer le prisonnier dans nos appartements tandis que je m’occuperai d’organiser la croisière du retour.

— Ne me laisse pas, implore-t-elle. Si tu partais sans moi, je me tuerais !

— Sois sans crainte, je tiens toujours mes promesses.

Là-dessus, je dis au revoir à cette précieuse camarade de sommier et je regagne ma piaule avec S 04 H2, lequel se prénomme Gérard.

Il est guère vaillant, le frère. Béru joue les infirmiers bénévoles tandis qu’au-dehors, Sirk Hamar joue les Bénévoles en faisant disparaître des colombes. Béru trempe les plaies de Gérard dans un vase d’huile et les lui bande avec des morceaux de drap découpé en lanières. Pinaud va lui chercher à bouffer. On se le colmate, le pauvre. Il nous raconte son odyssée d’une pauvre voix fragile. L’avion qui les ramenait de Pékin, son camarade et lui, s’est donc posé dans le désert. Des cavaliers sont arrivés, qui les ont proprement neutralisés sans que les autres passagers de l’avion s’en aperçoivent. Certains créaient une diversion en faisant une fantasia tandis que les kidnappeurs agissaient. On les a ensuite amenés au palais et jetés en prison. Quelques heures plus tard, les deux hommes blonds sont arrivés. Fouille minutieuse ! Puis la torture pour leur faire dire où se trouvaient les documents qu’ils étaient chargés de convoyer.

— J’ai tenu bon, murmure Gérard. Ils m’ont brûlé les pieds et les mains avec un chalumeau. Puis ils ont semblé se désintéresser de moi pour se consacrer à mon ami. Ludovic leur a dit que les documents se trouvaient à l’état de microfilms dans une pièce truquée. Et que cette pièce, au moment de notre capture, il l’avait laissée tomber dans le sable.

Je pige maintenant les raisons de ces travaux sur remplacement de l’atterrissage. Les Ruskis cherchent la pièce. Voilà pourquoi ils ont quadrillé le terrain et le passent au crible.

— Qu’est-ce qu’on fiche ? s’inquiète Béru qui a vécu en silence les différentes phases de ce coup de main.

— Il faut que je lance un message-radio, décidé-je. Si le Vieux ne nous fait pas envoyer un zinc pour nous récupérer, nous sommes flambés. Il n’est pas question de se farcir quatre ou cinq jours de galopade dans le désert avec ce blessé. D’ailleurs, où sont passés nos dromadaires, à cette heure ? Tu penses bien qu’on nous les a chouravés depuis longtemps.

J’écarte la pile de coussins composant mon lit.

— Gérard, vous allez vous allonger ici. Nous vous recouvrirons de coussins en les empilant de façon à vous ménager une aération.