Ils disparaissent. Le clair de lune est merveilleux. Il tombe à pic. Ces feux ne serviront qu’à délimiter l’aire d’atterrissage.
Lola et le Gravos partis, je reste donc avec l’émir et Sirk.
— Profitons de ce moment d’accalmie pour bavarder, fais-je à Obolan. J’aimerais que vous me racontiez un peu la genèse de l’affaire.
Il tire sur sa moitié de moustache et ne répond pas. Je lui enfonce le canon de l’arme dans les côtelettes.
— Vous m’entendez ?
Alors il parle. Son ambition, c’est de coiffer l’iman. Il veut faire du Kelsaltan un État unique, ainsi que le spécialiste des affaires arabes me l’avait dit chez le Vieux. Cet état, il le dirigerait. Seulement l’iman est fort à cause du pétrole qui lui assure le soutien sans condition des Ricains. Obolan a compris que seul il n’arriverait à rien et il s’est mis en cheville avec les Russes. Du coup, il est devenu leur homme de paille.
Ce sont eux qui ont organisé l’atterrissage forcé de l’avion. Aidés par les gens de l’émir, ils ont kidnappé nos deux agents. Obolan, selon lui, n’a fait qu’héberger les prisonniers dans ses geôles. Il a joué dans tout cela un simple rôle d’aubergiste, quoi !
— Et les fouilles dans le sable, qu’ont-elles donné ?
— Rien, dit-il.
— Vous êtes sûr ?
— Les Russes me l’auraient dit.
— Et nos agents venus enquêter ici et qui furent assassinés, hein ? Parle-moi un peu d’eux…
— Les Russes, murmure l’émir. Ce sont eux qui ont tout fait.
Il ajoute :
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Vous le verrez !
Je serais bien incapable de le lui dire. Pour ne rien vous cacher, il m’encombre déjà, Obolan. Jusqu’ici, il nous a servi de bouclier, mais maintenant il devient un sérieux poids mort.
Il est certain que ce genre de rapt peut créer de sérieuses difficultés diplomatiques. D’accord, il a participé à l’enlèvement de deux agents secrets français, mais lui, il est émir. Qu’on le veuille ou non, les torchons et les serviettes continuent de ne pas être rangés dans le même tiroir de la commode. Je pense que lorsque l’avion sera là, le plus simple sera d’abandonner le monarque. Il racontera ce qu’il voudra…
Ce qui m’inquiète surtout, c’est l’absence de Pinuche et d’Alcide, dit Gérard, dit S 04 H2. Maintenant, on peut espérer le zinc dans moins d’une plombe et si mes deux copains ne sont pas là à temps voulu, je ne pourrai pas faire poireauter le coucou.
— Descendez, l’émir et toi, fais-je à Sirk.
Je lui refile une mitraillette.
— Tu vas garder Obolan, Hamar. Pas de violences, mais de la vigilance, vu ?
Il acquiesce. Tous deux s’asseyent dans le sable, face à face. Je décarre et roule jusqu’au Gros qui joue au petit bûcheron.
— Pinaud n’est pas là, je retourne en ville.
— T’es louf ! s’exclame le Gros.
— On ne peut pas décoller sans eux. Je te parie que la Vieillasse fait la retape autour du palais en cherchant un moyen de nous délivrer. Il ne nous a pas vu partir, tu comprends ?
— Fais gaffe, balbutie le Mastar. La ville doit être sur le pied de guerre, après ce qu’on vient de faire à l’émir. Si on te pique tout seul, tu risques d’être léché par la foule.
— Tout le plaisir serait pour moi, assuré-je, mais je suppose que tu as voulu dire lynché.
— Je vais avec toi, décide Béru.
Je lui prends sa main valide.
— Non. En mon absence, c’est toi le boss de l’expédition. Si je ne suis pas revenu lorsque le coucou radinera, allume les feux et fais grimper tout le monde à bord, y compris Obolan. Vous attendrez un quart d’heure, pas une broquille de plus, vu ? Passé ce délai, vous décollerez.
Je le lâche et je ressaute dans la jeep.
Ce qu’il y a de glandouillard, dans la vie, c’est que rien n’est parfaitement en harmonie. Y a toujours des fausses notes dans le concert. Lorsque les cordes sont rodées, c’est les cuivres qui déconnent, évite Versailles (toujours Béru dixit).
Je regrimpe la dune. Je bombe vers la ville.
Il a vu juste, le Monstrueux, quand il m’a prédit que la bonne ville d’Aigou était sur le pied de guerre.
Il y a de la troupe dans tous les coins. Si je continue à vadrouiller avec la charrette, les militaires vont m’harponner aussi sec.
Je planque donc le zinzin plein de roues dans une venelle sombre. Je dissimule la mitraillette sous mon burnous et je rabats mon capuchon bas sur mes traits harmonieux, al tiers, énergiques et séduisants[23].
M’est avis, les gars, que la partie qui se joue maintenant est duraille. J’appréhende pour ces deux pommes.
Avec ce déploiement de force, on les a déjà arquepincés, c’est sûr ! Ah ! misère. Et moi qui me réjouissais naguère à l’idée qu’ils avaient pu se tirer du palais !
Je fais dans ma jolie tête bourrée d’idées originales le calcul suivant : Pinaud sait qu’on a rancard à l’est de la ville avec l’avion de notre correspondant d’Aden… À l’est d’Aigou, c’est parce qu’il cherche le moyen de nous venir en aide. Mais que peut-il espérer, le pauvre cher débris ? Donner l’assaut au palais ? Allons donc ! Une première fois il nous a sortis de taule en allant raconter des calembredaines à l’émir. Mais cette fois, il ne peut plus…
Alors ?
Je marche, le dos rond, en affectant une claudication de miséreux. Des soldats investissent des maisons en gueulant comme des putois. Parfois, ils braquent des lampes électriques dans la poire de certains passants. Franchement, ça renifle le brûlé.
D’une seconde à l’autre, on va m’arraisonner.
Je file en direction du palais. Une foule considérable y grouille, que la police d’Aigou s’efforce de canaliser.
La révolte est en train, mes enfants. C’est du peu au jus. Surexcitées par la fiesta du jour, les foules kelsaltipes, en apprenant le coup de main qui a permis l’enlèvement de leur émir, ont pigé qu’on pouvait très bien se débarrasser d’un tyran et les Aigoutiers veulent exploiter la situation. Ce sont les jeunes, comme toujours, qui déclenchent la castagne. Toujours et partout, c’est la jeunesse qui commande. Lorsqu’elle en a assez de la routine à papa, elle se met à casser la cabane pour faire piger au pays qu’il vit toujours.
Le cerveau d’un pays peut être âgé, son cœur a toujours vingt ans.
Blotti contre un mur, je regarde se démener la populace. Ils ont fermé les grilles du palais.
Non, inutile d’insister, c’est terminé pour Alcide et pour Pinuchet. Je ne les récupérerai pas.
Une dernière fois, je jette un regard à cet édifice où nous avons vécu de si surprenantes aventures. Et que vois-je ? Par-delà les grilles, dans la lumière des projecteurs, soi-même ! Il est retourné dans la gueule du loup. Il marche dans le vaste jardin d’un pas rapide et va droit à un angle de la grille.
Je m’y précipite. Un soldat se dresse devant moi :
— Ouïaïa kelbodar ! me fait-il à brûle pourpoint.
Je lui réponds d’un coup de genou dans les valseuses. Puis par un coup de boule dans le clapoir. Il se liquéfie sans insister. J’arrive à la grille. Et que vois-je ? Alcide Sulfuric, dit Gérard, dit S 04 H2 qui attend Pinuchet à l’extérieur. J’opère ma jonction avec ces messieurs.
— Dieu soit loué ! s’exclame Pinaud. Vous êtes libres !
Brave homme ! Ce cri, c’est tout le Détritus. C’est sa bonté, son abnégation, sa gentillesse.
— Qu’est-ce que tu fiches ? dis-je.
— Y a plus moyen de sortir, ils ont barricadé les portes.