Je regarde la grille. Elle mesure deux mètres cinquante de haut. Un fil électrifié court au sommet des grilles acérées.
La Vieillasse est coincée, comme un vieux rat dans une nasse !
Il a les mains rouges de sang.
— Tu es blessé ?
— Non, mais je les ai ! me répond-il avec un angélique sourire.
Il ressemble à ces vieilles statues du XIIIe siècle en bois polychrome. Certains visages de saints grossièrement façonnés ont cet air béat, ou plutôt cet air de béatitude (je tiens au distinguo).
— Tu as quoi, Pinaud ?
— Les documents ! Je viens de passer un sale moment. Mais enfin, les voici…
Il me tend une pièce de monnaie. Elle est sanglante et malodorante.
Je la prends à travers les barreaux.
— Je vous expliquerai, me fait Alcide, dit Gérard, dit S 04 H2. Il faut faire sortir Pinaud de ce piège.
Je suis d’accord, mais comment.
— Et il s’agit de faire vite, renchéris-je, l’avion se pose dans un quart d’heure…
Je vais couper une palme à un Négrier-nain et je la lance contre le câble sommant la grille. Une gerbe d’étincelles en jaillit.
Pas la peine d’insister. Vouloir franchir la grille causerait une électrocution brutale et définitive du sujet.
— Écoute, Pinuche, dis-je. T’as plus qu’un moyen de t’en tirer : je vais te refiler ma mitraillette. Fais le coup de force à la lourde pour te la faire ouvrir.
— Ça ne marchera pas. Y a émeute. S’ils ouvraient la grille, les gars envahiraient le palais. Et puis cette mitraillette, tu peux en avoir besoin.
Il a un geste très à lui. Il regarde sa montre et murmure en branlant le chef :
— Vous avez juste le temps pour l’avion, San-A. La mission ne sera réussie que si vous le prenez. Il faut que les plans rentrent à la maison. Laissez-moi.
— Tu es fou ! hurlé-je.
Mais il me sourit.
— Un patron, commissaire, ça doit donner l’exemple. Pense au Vieux.
— Il faut faire quelque chose…
— Ne t’inquiète pas pour moi… Peut-être que j’arriverai à m’en tirer. Allez, partez !
Et comme je ne bronche pas, il murmure :
— Antoine, si tu ne pars pas je vais me fâcher. Tu sais que ça m’arrive une fois tous les dix ans, mais ça m’arrive. Si à trois vous n’avez pas disparu, je vais botter le derrière du premier garde que je rencontrerai.
— Il a raison, partons, fait Gérard.
Il brandit ses mains mutilées, toujours empaquetées dans des chiffons.
— Je ne vous serre pas la main, Pinaud, mais le cœur y est.
Moi, je la serre, la louche, à Pinuche. Je la lui serre comme je n’avais encore jamais serré la main à personne.
Dites, est-ce que ça ne serait pas des larmes, ce brouillard devant mes yeux ?
— Salut, Vieille guenille, balbutie-je. Je t’aime bien.
Il hoche la tête, sourit, puis écrase son pleur à lui à l’angle de son long nez triste.
— Tu feras mes amitiés au Gros, fait-il. Et tu feras part de ma tendresse à Mme Pinaud.
CHAPITRE XVII
Nous nous hâtons, l’un guidant l’autre, vers l’endroit où j’ai planqué la jeep. Tout en marchant, je serre, d’une main la pièce de monnaie que m’a remise Pinaud, de l’autre je tiens la crosse de la mitraillette, prêt à bousiller tout obstacle. J’en ai sec, mes gars, de mouler mon Pinaud dans ce bled pourri. Partir en le laissant ainsi, derrière moi, c’est vachard.
Nous retrouvons la bagnole. Alcide Sulfuric prend place à mes côtés.
Je démarre lentement, tous phares éteints. Au début, ça ne se passe pas mal, mais comme nous sortons de la ville, une patrouille nous barre le chemin.
— Vous pouvez tenir le volant pendant que j’arroserai ? je demande à Gérard.
— Je vais essayer.
— Bon ! Je fonce.
Je joue les hommes-orchestre. Mon pied droit enfonce la pédale d’accélération, tandis que mes mains libérées par l’assistance de Gérard se servent de la mitraillette comme Paganini se servait de son violon.
Ça crachouille épais. Heureusement que les militaires kelsaltipes ne sont pas de farouches guerriers, car ça risquerait de mal se passer. Mais leur souci dominant est de se jeter à plat ventre, ce qui facilite grandement les relations.
Nous passons.
Le barrage franchi, je reprends le volant et je vous prie de croire que le mur du son en bagnole, c’est du peu au jus.
Comment que je te la fais fumer, cette vieille jeep !
Derrière nous, c’est le silence. Messieurs les archers vont tenir un conseil de famille pour savoir s’ils nous coursent ou bien s’ils rentrent chez eux pour régaler bobonne.
Quelle aventure ! Si je m’en tire, ça va me faire une fameuse matière première. On va dire que je donne dans le conte oriental, non ? D’ici qu’on me surnomme le Conteur Bleu, y a pas loin.
— Dites-moi, Gérard, qu’est-ce que c’est que cette histoire de documents ?
Il met un temps à répondre. Je le sens gêné.
— Quand on nous a kidnappés, lors de l’atterrissage forcé, mon pauvre collègue a avalé la pièce contenant les microfilms…
— Et alors ?
— On nous a emprisonnés et torturés. Il se trouve que cette pièce n’a pas été restituée par mon compagnon. Elle est restée dans ses entrailles, comprenez-vous ?
J’en suis étourdi.
— Sacré bon Dieu, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit au moment où je vous ai délivré ?
— Je vais vous parler net, commissaire. J’ai eu peur qu’il s’agisse d’une ruse de nos ennemis destinée à me mettre en confiance… J’ai attendu.
Je lui boufferais la rate, à cet abruti !
— Et quand j’ai liquidé les deux Ruskoffs vous n’avez toujours pas repris confiance ? Vous êtes dur à la sympathie, mon vieux.
— On m’a enseigné la prudence, plaide-t-il.
— Tout de même !
— Je me suis dit que vous apparteniez peut-être à un autre réseau étranger en cheville avec l’émir. Tout ce qui se passait dans son palais était si extravagant… Mais, reprend Alcide, lorsque je me suis retrouvé dehors avec Pinaud et que je vous ai vus arrêtés au poste, j’ai compris quelle avait été mon erreur. Alors j’ai tout révélé à Pinaud…
— Et il est retourné dans la prison ?
— Oui. Je voulais l’accompagner, mais il m’a fait remarquer qu’avec mes blessures, je ne pouvais être d’aucune aide.
Ah ! mon cher vieux Pinaud, doux héros tranquille…
Il est retourné au palais et on ne lui a rien demandé puisqu’il n’avait pas eu maille à partir avec les eunuques du poste.
Il est redescendu dans les geôles. Courageusement, il a fouillé les entrailles de l’agent mort jusqu’à ce qu’il récupère la pièce. La plus sale besogne de sa vie ! La plus hallucinante. J’ai dans l’œil ses pauvres mains rougies qu’il n’a pas pris le temps d’essuyer.
Mon âme adresse une impétueuse prière au grand patron de tous les grands patrons.
— Boss, je soupire, faites que la Vieillasse parvienne à s’en sortir !
Au sommet de la dune, je me retourne et alors je pousse un juron. La garde fonce sur nous dans des camions. Il y a trois véhicules sous le clair de lune. Et ils ont des mitrailleuses ; je reconnais la silhouette de ces funestes engins arrimés sur les capots.
Devant nous, les feux sont allumés et l’avion est là, l’hélice tournant.
— Ma parole, mais c’est qu’il va décoller !
Je fonce, je fais des appels de phares ! Je klaxonne, je hurle ! Rien n’y fait ! L’avion commence à rouler.
Il file dans le sable blanc du désert… C’est pas possible, qu’on nous joue un tour pareil !
Ils ne peuvent pas ne pas voir mes appels de phares puisqu’ils nous guettaient…