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Lydie a demandé si le poulet du pain de poulet aux épices des Lallemant provenait d’une filière biologique. Marie-Jo a dit d’un ton embêté, alors là, honnêtement je n’en sais rien. On l’a acheté chez Truffon.

— Connais pas, a dit Lydie.

— Il est succulent, a dit Catherine Mussin.

— Délicieux, a confirmé Danielle, coupant avec un soin aguichant une part pour Mathieu Crosse.

— Vous l’avez goûté Lydie ? j’ai dit.

— Non, car je ne mange plus de poulet sans être sûre de son origine.

— Alors ça c’est vrai ! s’est exclamé Jean-Lino, le Jean-Lino du champ de courses.

— Oui c’est vrai, s’est pincée Lydie. Autant considérer que j’ai pour ainsi dire renoncé à toute viande dans mon assiette.

— Mais elle s’occupe toujours de celle que les autres mangent ! a rigolé Jean-Lino.

— Elle a raison, a dit Claudette El Ouardi, une de ses rares phrases de la soirée.

— Je vais vous raconter une histoire, a entamé le Jean-Lino de l’hippodrome. L’autre soir nous avons été dîner aux Carreaux Bleus, avec notre petit-fils Rémi. J’hésitais à prendre un poulet basquaise et Rémi voulait un poulet frites. Lydie a d’abord demandé si les poulets avaient été nourris de granulés biologiques.

Lydie hochait la tête pour confirmer.

— Quand on lui eut affirmé qu’ils avaient été nourris de granulés biologiques, a continué Jean-Lino heureux de son maniement de la langue, elle a demandé si le poulet s’était promené dans la basse-cour, s’il avait voleté et s’était perché dans les arbres. Le serveur s’est tourné vers moi, il a répété se percher dans les arbres ? avec l’air de celui qui a affaire à une hurluberlue. J’ai eu un petit geste de sympathie, le genre de geste imprudent que nous faisons bêtement nous les hommes, a plaisanté Jean-Lino, et Lydie a répété d’une voix très sérieuse que oui, le poulet se perchait.

— Oui, le poulet se perche, a confirmé Lydie.

— Voilà ! a ri Jean-Lino, nous prenant à témoin. Quand le serveur est parti j’ai dit à Rémi, pour que Mamie Lydie nous autorise à manger du poulet maintenant il faut que le poulet se soit perché ! Le petit a demandé, pourquoi il faut que le poulet se soit perché ? Elle a dit, parce qu’il est important que le poulet ait eu une vie normale de poulet.

— Parfaitement, a dit Lydie.

— On a dit, oui, oui, nous le savons, mais nous ne savions pas que le poulet devait aussi se percher dans les arbres !

— Il doit également prendre des bains de poussière, a poursuivi Lydie avec une position de cou et un timbre qui auraient dû refroidir Jean-Lino s’il avait été plus à jeun.

— Ha ha ha !

— Pour entretenir son plumage. Personnellement, ça ne me suffit pas qu’on nous fasse croire comme ton ami, ce serveur nul qui ne sait même pas ce qu’il sert, que le poulet a bouffé des graines bios, je veux savoir s’il a mené une existence aérée et conforme à son espèce.

— Elle a raison, a redit Claudette El Ouardi.

— Et je n’ai pas beaucoup apprécié, tu le sais, cette connivence avec le serveur et l’enfant.

— On a le droit de rire, tout ça n’est pas très grave Chouquiti ! Maintenant on a un nouveau jeu avec Rémi. Quand on voit écrit poulet ou qu’on entend le mot, on volette ! a encore dit Jean-Lino, et il s’est mis, yeux mi-clos et bras repliés, à agiter les mains au niveau des épaules, d’une façon si incongrue que Georges Verbot s’est esclaffé. Un rire rauque et aviné qui a mis tout le monde mal à l’aise sauf Jean-Lino, enchanté, qui a encore amélioré son numéro d’envol en allongeant son cou et émettant, je crois bien, quelques gloussements complétés par des mouvements rotatoires d’épaules et d’omoplates. On n’était pas loin d’une sorte d’incarnation. Georges a déclaré qu’il allait créer le personnage du poulet bio. Un terroriste nouvelle génération, qui diffuserait — est-ce que ça s’appellerait acts of devil  ? — des virus bactériologiques. Il le visualisait déjà et lui foutrait autour du cou une écharpe en mérinos. Puis se penchant vers Catherine Mussin qui le lorgnait avec terreur, il lui a susurré, le mérinos, tu vois ? Les moutons atrocement tondus et mutilés en Australie.

En y repensant, il me semble que Lydie n’a plus ouvert la bouche de la soirée. Pierre, quoique moins enclin à observer les gens, partage mon sentiment. Sur le moment bien sûr, personne n’y a fait attention. C’était quand même une belle fête, ma fête de printemps. Je me le suis dit en regardant nos amis dans le petit salon, étalés sans souci de convenance, parlant tous plus ou moins fort, fumant, bouffant, se mélangeant. Danielle et Mathieu Crosse minaudaient en retrait dans le couloir. Jeanne et Mimi à vau-l’eau étaient vautrées comme des ados sur le pouf et gloussaient en catimini. J’ai repensé à l’expression créer du lien, et j’ai lancé le thème des concepts creux. On en a trouvé un paquet et parmi eux est curieusement arrivé celui de tolérance. C’est Nasser El Ouardi qui l’a avancé, défendant l’idée que c’était un concept stupide en amont, la tolérance ne pouvant s’exercer qu’à condition d’indifférence. Dès lors qu’il n’est plus marié à l’indifférence, a-t-il dit, le concept s’effondre. Lambert et quelques autres ont entrepris de défendre le mot mais Nasser, surélevé dans le fauteuil marocain, a maintenu son point de vue en ramenant la notion au seul verbe aimer, avec un panache qui nous a séchés. Vers onze heures, Bernard, le frère de Pierre, est arrivé avec un saucisson de la Forêt-Noire impossible à couper. De toute façon on avait entamé les desserts depuis longtemps. Il travaille comme ingénieur pour une boîte allemande en passe de développer un ascenseur qui se déplace sans câble et horizontalement. Mon beau-frère est un grand séducteur, un amoureux des premières heures, que toute femme devrait fuir dans l’instant. Catherine Mussin, qui n’est dotée d’aucun warning, s’est aussitôt emballée pour la lévitation magnétique. Les premiers arrivés ont été aussi les premiers à partir. À peine les El Ouardi se sont-ils levés que Lydie tirait Jean-Lino par la manche. Je réalise maintenant que Jean-Lino partait à regret. Les El Ouardi et les Manoscrivi se sont quittés en s’embrassant sur le paillasson de leur rencontre. Il a même été question d’aller, un de ces quatre, applaudir Lydie dans une jam session.