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Elle me semble loin maintenant cette Courette du Temple. La femme en robe à pois, l’homme qui avait cru faire Fly Me to the Moon à l’harmonica. Nous quatre, bourrés comme des coings sur le trottoir, nous engouffrant avant d’en être virés dans un taxi déjà occupé. Un type qui était passé dans les premiers m’avait dit, tu viens souvent ?

— Première fois.

— La première fois, on n’ose pas.

Le passé s’effondre à une vitesse ! Il devient crayeux comme le mur des oubliés. Je pense souvent au cimetière San Michele à Venise. Visité, presque seuls, avec Pierre et Bernard un jour de novembre par temps de brouillard. San Michele, infini dédale d’enclos, d’unités, de parcelles, de champs. Une île entière de tombes. Les couloirs de columbarium : des murs entiers de photos jouxtant des vases muraux d’où sortent de fausses fleurs. Des centaines de photos de gens sapés, coiffés, se marrant coquinement. On s’était perdus à déambuler au hasard sans croiser personne. C’était pendant l’heure du déjeuner, en semaine. Sur une stèle il y avait cette inscription, Tu seras toujours avec nous, avec amour, ton Emma. J’ai été saisie par le culot de la phrase. Comme si certains restaient éternellement sur terre. Comme si les deux mondes devaient se maintenir séparés. Il y avait un mur des oubliés dans la partie des urnes. Une façade sale et grise. Les noms et les dates étaient presque effacés. On pouvait encore lire mille neuf cent cinq sur une plaque plus claire. Aucune photo, nulle part, il n’y avait rien, sauf une ou deux excroissances de fleurs en porcelaine vissées dans la dalle. Ceux-là n’étaient plus avec personne dans notre monde. La couleur blanchâtre et noire de ce mur, je la vois comme la couleur même du passé. Dès qu’on met le pied sur terre, il faut renoncer à toute idée de permanence. Près du Rialto, le même jour de brouillard, Pierre m’a offert une cape courte en cachemire chiné marron et bleu. Je l’avais vue présentée sur un bustier, en vitrine d’un magasin mal éclairé. La porte s’ouvrait difficilement et l’homme était venu nous aider avec un bras à moitié paralysé. L’intérieur était mangé par un énorme comptoir. Sur les murs, des rayonnages supportaient une marchandise presque entièrement emballée. Avec son bras valide, il a sorti d’un tiroir plusieurs capes de différentes couleurs dans leur pochette transparente. Aucune de la bonne teinte. Quand il a compris qu’il devrait défaire celle de la devanture, il a maugréé quelque chose en direction de l’arrière-boutique. Une femme est arrivée, pas plus souriante que lui, la tête dans les épaules, habillée comme si elle était dehors (il faisait frais dans la boutique). Elle a déplacé un escabeau pour accéder à la vitrine et s’est mise à défaire les épingles qui attachaient la cape au mannequin. J’ai essayé la cape devant un miroir où on ne voyait rien. Je me suis tournée vers les hommes. Pierre a trouvé pas mal, Bernard a trouvé que ça faisait mémère. Le couple ne disait absolument rien. Ils semblaient vieux et désintéressés. Nous avons acheté la cape, très peu chère. La femme l’a pliée avec soin et mise dans une jolie pochette, que j’ai toujours, où était écrit

Cashmere Made in Italy. Ils n’ont montré aucune joie de cette vente qui serait peut-être la seule de la journée. Ils devaient être là depuis des années, avoir vu disparaître peu à peu leur clientèle, les gens élégants du quartier, partis ou bien morts. Quand ils s’en iront, des Chinois prendront le local pour vendre des sacs. Les mêmes sacs en cuir colorés qui pendent, exposés tous les cent mètres dans la ville. Ou un marchand de glaces avec des néons ultraviolents. Ou alors, bien qu’il y ait peu de chances, des plus jeunes ouvriront un magasin mode. Mais le magasin mode fait partie du même monde transitoire que les sacs. Le couple désagréable appartenait à une humanité plus lente. Je dis plus lente et non plus constante. Ils étaient quelque part dans le paysage, ils persistent encore un peu dans mon souvenir.