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À Pasteur, le bâtiment dans lequel se trouve notre service est l’ancien hôpital. Il a été construit au début du vingtième siècle et est classé. Il est en pierre et brique rouge à l’image du bâtiment historique. Les deux ailes sont séparées par des jardins et reliées par une merveilleuse serre désaffectée car la verrière pourrait s’effondrer. Les plantes continuent pourtant d’y croître comme dans une petite jungle. La fenêtre de mon bureau au rez-de-chaussée donne sur une haie et des arbres. Derrière il y a un bâtiment récent dont la façade est en verre. Les jours où le soleil brille, la façade du nôtre s’y reflète. Je rêvasse, je me transpose pour imaginer la vie dedans, autrefois, au temps de l’isolement des contagieux, des lits en bois, des infirmières avec coiffe ou voile blanc. Je vois des choses que je ne voyais pas avant.

Au bout d’un moment je n’ai plus entendu aucun bruit dans la chambre. Je suis allée voir. Pierre était enfoui de son côté. Il s’était endormi. Endormi. Tandis que juste au-dessus, de l’autre côté du plafond… Je me suis assise sur le bord du lit et j’ai regardé ses cheveux grisonnants. J’aime beaucoup ses cheveux. Ils sont drus et ondulés. Je les ai caressés. Il dormait. Ça m’a consternée. Lui-même, plus tard, a attribué le coup de barre aux verres successifs sifflés dans la panique et le désordre tout au long de la soirée. Peu importe. Il s’était couché, il avait remonté ses draps, il s’était mis dans la position de l’homme qui consent au sommeil. Il m’avait laissée toute seule. Sans surveillance. Il était venu me récupérer avec ses doigts d’acier pour rien. Je voulais bien obéir à la voix paternelle pour autant qu’elle reste ferme. La voix sévère avait grondé deux petites secondes avant de lâcher l’affaire. Le type qui dort te quitte. Il ne s’inquiète plus de toi. Je l’avais trouvé un peu ridicule en rigoriste à deux doigts d’appeler les flics mais je m’étais dit, il a peur pour moi. Il me protège. En fait il m’avait rapatriée au bercail et se lavait les mains de la suite. Ni inquiétude, ni souci d’autrui. Encore une promesse non tenue. Et comment comprendre, avais-je pensé au bord du lit, dans le noir, son absence de curiosité. Pierre n’a jamais été sensible aux faits divers criminels, à la misère du commun. Il n’y voit aucune dimension de ténèbres. Pour lui ça sent le pipi ou c’est des dégueulasses. En un sens je suis plus proche de Ginette Anicé que de mon mari. Je suis allée dans la salle de bain. Je me suis assise sur la lunette des toilettes et j’ai analysé les échantillons qu’on m’avait donnés avec le traitement anti-âge de Gwyneth Paltrow. Il y avait un masque nourrissant de la mer Morte qu’on pouvait laisser agir toute la nuit. Je me le suis appliqué en réfléchissant. Aucune idée claire. L’autre jour à la télé, j’ai entendu un type pas du tout vieux dire, Dieu me guide, chaque jour je lui demande conseil, même avant de venir sur ce plateau. Dieu conseille beaucoup ces temps-ci. Je me souviens d’une époque où une phrase pareille aurait provoqué l’hilarité. Aujourd’hui tout le monde trouve ça normal y compris sur les plateaux de télé intellos. J’aurais aimé que quelqu’un m’oblige ou m’éclaire. Je n’avais personne dans la salle de bain, pas même le double qui te dit ma grande. Je suis allée dans l’entrée et j’ai regardé à travers l’œilleton. Noir total. Je suis retournée dans le salon, j’ai éteint la lampe et j’ai entrouvert la fenêtre. Je me suis placée dans un angle du balcon. Le parking désert. La Laguna des Manoscrivi garée juste en bas. J’ai écouté le silence de la nuit humide, un peu de vent, un moteur. J’ai refermé la fenêtre. Aucun bruit ne parvenait d’en haut. Rien. Je me suis mise à tourner en rond dans le salon, fabriquant des esquisses de pas avec mes pantoufles en fausse fourrure. Je me suis surprise à effectuer quelques petits sautillements entre les meubles. En dépit de tout quelque chose en moi dansait. J’avais déjà connu cette irrépressible légèreté dans les moments où le malheur ne vous touche pas de plein fouet. Est-ce une ivresse de sursis ? Le sentiment de se tenir encore debout dans une embarcation cahotante, ou tout bêtement, comme pour Ginette Anicé (encore elle), d’échapper au temps vide ? Au programme de la nuit, il y avait tout à coup l’opportunité d’une sortie de route. Mon mari m’ayant abandonnée, je pouvais aussi bien réemprunter la cage d’escalier. Il n’est pas mauvais que la promesse soit déçue, c’est dans l’espace de déception que s’exerce notre gène faustien. Selon Svante Pääbo, un de mes maîtres en biologie, nous ne différons des Néandertaliens que par une infime modification sur un chromosome donné. Une mutation insolite du génome qui aurait permis l’élancement dans l’inconnu, la traversée des mers sans aucune certitude de terre à l’horizon, toute la fièvre humaine d’exploration, de créativité et de destruction. En résumé, un gène de la folie. Je suis retournée dans notre chambre. Pierre dormait profondément. J’ai attrapé un cardigan qui traînait, pris les clés dans l’entrée, et je suis délicatement ressortie. En haut, j’ai frappé en chuchotant le nom de Jean-Lino. Il m’a ouvert sans étonnement, une seringue à la main. Ça sentait la fumée. Je suis en train de lui donner ses médicaments, a-t-il dit. L’espace d’une seconde j’ai cru qu’il parlait de Lydie et qu’il débloquait. En le suivant dans la cuisine, j’ai compris qu’il s’agissait d’Eduardo. Il a du sable dans les reins. Il doit prendre six pilules par jour et un nouveau régime de croquettes qui ne lui réussit pas du tout, a dit Jean-Lino tout en s’affairant, asseyez-vous Elisabeth.

— Le pauvre chou.

— Le premier jour, j’ai mis une heure et demie pour lui faire avaler une seule pilule d’antibiotique. Le vétérinaire m’avait dit, vous lui fourrez la pilule dans la bouche et vous tenez serré ses mandibules. Tu parles. Dès que je lui lâchais la gueule il la recrachait. J’ai compris que pour avaler, un chat doit ouvrir et fermer ses mandibules, comme s’il mastiquait. Mais le plus embêtant, a dit Jean-Lino, c’est la levure.

Tout en parlant, il versait le contenu d’un bol qu’il avait auparavant mélangé avec une cuillère, dans une seringue pour nourrisson.

— Ces croquettes lui donnent la diarrhée. Le vétérinaire dit, ce ne sont pas les croquettes, mais moi je dis, ce sont les croquettes Urinary-stress. Il les bouffe en une fraction de seconde, il les adore et elles lui fichent la diarrhée. Les antibiotiques et les trucs anti-calculs, j’ai fini par trouver un système. C’est tout petit, elles ont la taille d’une lentille, mais la gélule d’Ultradiar, je dois la dissoudre dans l’eau et lui donner avec une seringue de nourrisson. Bon, où il est ce diablo ? Je vais le chercher.

Je suis restée un instant seule dans la cuisine. Sur la table était posé un prospectus avec la photo de Lydie. Lydie Gumbiner, musicothérapeute, sonothérapie, praticienne de massage aux bols tibétains. Dans la partie repliée il y avait la photo d’un gong et en dessous, cette phrase, La voix et le rythme ont plus d’importance que les mots et le sens. J’ai regardé le panier d’osier sur le plan de travail avec sa collerette provençale en coton, j’ai mis un nom sur tous les ingrédients du bouquet, ail, thym, oignon, origan, sauge, laurier. Coquettement disposés par une main soigneuse, me suis-je dit, en perspective d’un plat, ou juste pour théâtraliser la vie ? Jean-Lino est revenu avec Eduardo dans ses bras. Il s’est assis et a entrepris de lui donner le breuvage comme on donnerait un biberon à un nouveau-né. Je ne suis jamais à l’aise en présence de ce chat, une petite canaille sauvage, mais là il m’a semblé abattu, acceptant le traitement et la position humiliante avec fatalisme. C’est la partie pénible, a dit Jean-Lino, on doit faire très attention à ce qu’il n’avale pas de travers. Était-ce la phrase ? La position quasi pédagogique de son corps ? J’ai eu furtivement le sentiment qu’il préparait l’avenir immédiat d’Eduardo. En bref qu’il songeait à nous le confier. Ça m’a affolée. J’ai dit, qu’est-ce que vous comptez faire Jean-Lino ?