— Avant-hier, il a bu trop vite et il s’est mis à tousser, à tousser, en suffoquant.
— Vous comptez faire quoi avec Lydie ?
— Je vais appeler la police…
— Oui. Bien sûr.
— Où est passé Pierre ?
— Il s’est endormi.
Le chat buvait tranquillement sa levure. La boîte de croquettes était posée sur la table. Étant donné le nom, je me suis dit qu’il devait y avoir un genre d’anxiolytique dans la composition. Jean-Lino gardait la tête penchée sur le museau de sa bête. Sa voix s’était raffermie depuis son apparition chez nous. La consistance de son visage et de sa bouche aussi. J’avais connu le champion de la bouche en recherche de forme : Michel Chemama, mon prof d’anglais à Auguste Renoir, un juif oranais à jamais lié au mot harrvesting meushiin, prononcé avec la lippe distordue vers l’avant (des années durant, encore aujourd’hui, je me suis interrogée sur l’urgence d’enseigner « machine à moissonner » à des élèves urbains et débutants). Jean-Lino a posé la seringue sur la table. Eduardo s’est laissé glisser sur le sol et a quitté la cuisine. Nous ne disions rien. J’aimais bien Michel Chemama, toujours en pantalon de flanelle grise, blazer croisé bleu marine et boutons en métal. Peut-être qu’il existe toujours. On ne peut pas juger, enfant, de l’âge d’un professeur, ils paraissent tous vieux. C’est gentil d’être revenue, a dit Jean-Lino. Qu’est-ce qui s’est passé, Jean-Lino ? Je n’aurais pas voulu être si directe mais rien ne me venait. Le langage ne traduit que l’empêchement de s’exprimer. On le ressent plus ou moins en temps normal et on s’en arrange. Jean-Lino a secoué la tête. Il s’est penché pour attraper une mandarine sur le comptoir. Il m’en a proposé une. J’ai refusé. Il s’est mis à décortiquer la sienne. J’ai dit, vous aviez l’air heureux à la maison.
— Non.
— Non ?…
— Si… Moi j’étais heureux.
— Ne vous sentez pas obligé.
Il a posé la mandarine sur une des pelures, en a extrait un quartier dont il a enlevé les fils de pellicule blanche.
— Je ne ressens plus rien. Est-ce que je suis un monstre Elisabeth ?
— Vous êtes anesthésié.
— J’ai pleuré sur le moment. Mais je ne sais pas si c’était de chagrin.
— Pas encore.
— Ah oui… Oui, c’est ça. Pas encore.
Il prenait, l’un après l’autre, les quartiers de mandarine qu’il nettoyait sans les manger. Je mourais d’envie de lui demander, que comptez-vous faire d’Eduardo, mais je craignais de le mettre instantanément à l’aise par ma question. J’avais aussi envie de le questionner sur les nouvelles lunettes. On ne passe pas innocemment du rectangulaire foncé au semi-rond sable. Les montures épaisses renvoyaient toujours à son visage d’enfant. Parmi les éléments insondables qui vous font aller vers un être et l’aimer, il y a son visage. Mais aucune description de visage n’est possible. Je regardais le long nez qui se relevait et s’épatait en son bout, la longue partie complètement à pic des narines à la bouche. Je pensais à ses dents, à vau-l’eau, aux antipodes des râteliers contemporains. Pendant qu’il triturait la peau du fruit, j’enregistrais pour toujours les trois choses que raconte, tout à la fois, le visage de Jean-Lino : bonté, souffrance, gaieté. J’ai dit, je n’avais jamais vu ces lunettes.
— Elles sont neuves.
— Elles sont bien.
— Des Roger Tin. En acétate.
On s’est souri. À coup sûr, c’était Lydie qui avait choisi les lunettes. Il ne serait jamais allé de lui-même vers cette couleur fantaisie. On a entendu un fracas en provenance de la chambre. Je me suis levée en sursaut et collée absurdement au frigo. Jean-Lino est parti voir. J’ai eu honte de ma réaction. Quand bien même Lydie se serait réveillée, ce serait une bonne nouvelle, pourquoi avoir peur ? Non, non, le réveil du mort a toujours été terrifiant, toute la littérature le dit. Je me suis mise dans l’embrasure de la cuisine et j’ai écouté. Des bruits sans gravité, la voix italienne de Jean-Lino. Je l’ai entendu fermer la porte de la chambre, le couloir a été plongé dans le noir, et il est réapparu. Eduardo avait voulu sauter du pot de chambre sur la table de nuit mais le couvercle ayant basculé, il avait raté l’arrivée et renversé la lampe de chevet. Jean-Lino s’est rassis. Moi aussi. Il a sorti une Chesterfield. Je peux ?
— Bien sûr.
— Il n’a pas de repère. Normalement il n’a pas le droit d’être dans la chambre.
J’ai fait un truc que je n’avais pas fait depuis trente ans. J’ai pris une clope et je l’ai allumée. J’ai aspiré la fumée direct dans les poumons. Ça m’a arraché le gosier et j’ai trouvé le goût dégueulasse. Durant certaines vacances, avec Joelle, on allait du côté de sa famille dans l’Indre. Ils nous prêtaient une fermette vers Le Blanc. On disait, on va chez les péquenots. Un soir, à table, mon bras droit a eu la danse de Saint-Guy, impossible de saisir une fourchette, j’avais fumé deux paquets de Camel dans la journée, j’avais treize ans. Plus tard j’ai refumé un peu avec Denner. Jean-Lino a retiré la cigarette de ma main et l’a éteinte dans le cendrier publicitaire. J’ai encore osé une chose que je n’aurais jamais faite à un autre moment : j’ai caressé sa joue grêlée. J’ai dit, ça vient de quoi ?
— Mes cicatrices ?
— Oui…
— Des cicatrices d’acné. J’étais couvert de boutons.
Il fumait en regardant la cuisine. À quoi pensait-il ? Moi je visualisais Lydie allongée morte dans l’autre pièce. C’était à la fois immense et rien. La maison était calme. Le frigidaire continuait à émettre son bruit. Quand on avait vidé l’appartement de notre mère, on avait retrouvé dans un tiroir tout son petit matériel de bureau. Il datait d’années, du temps où elle tenait le livre de caisse de Sani-Chauffe. Une trousse avec une règle, un Bic à quatre couleurs, des agrafes, un bloc de papier parfaitement frais, des ciseaux prêts à couper pour cent ans. Les objets sont des salauds, avait dit Jeanne. J’ai encore une fois demandé à Jean-Lino ce qui s’était passé.
Quand ils sont remontés, Lydie l’a accusé de l’avoir humiliée en société. Qu’il ait pu revenir sur l’épisode des Carreaux Bleus assorti de la caricature du poulet constituait en soi une trahison à laquelle s’ajoutait le fait d’y avoir mêlé Rémi. Il n’aurait pas dû mentionner Rémi, a dit Lydie, et certainement pas pour rapporter qu’il s’était moqué d’elle, sa grand-mère, ce qui en plus n’était pas vrai. Jean-Lino, encore dans une disposition euphorique, a répondu avec désinvolture qu’il ne pensait pas à mal, qu’il avait raconté tout ça emporté par la volonté de faire rire, comme c’est fréquent dans ce genre de soirée, d’ailleurs tout le monde avait ri de bon cœur, et il lui a rappelé comment elle-même avait fini par rire lors de leurs imitations de poulet voletant. Lydie s’est mise hors d’elle, prétendant qu’elle n’avait ri (et encore) que pour le préserver, lui, Jean-Lino, aux yeux de l’enfant, pour éviter que le petit ne réalise, étant donné son ultrasensibilité, combien cette imitation était navrante. Elle ne se serait jamais imaginé, par-dessus le marché, a-t-elle ajouté, devoir revivre publiquement ce ridicule, et elle a souligné que le numéro avait été applaudi essentiellement par un type bourré et belliqueux. Elle lui a reproché de ne pas avoir senti sa raideur, ses signaux étouffés et d’une façon générale de manquer de finesse à son endroit. Jean-Lino a voulu protester car s’il y a un homme attentionné et même aux aguets, c’est bien lui, mais Lydie, emmurée dans ses griefs, ne voulait rien entendre. Cette anecdote du poulet, racontée, hélas oui, dans le seul but de déclencher une stupide hilarité, révélait son insensibilité pour ne pas dire sa médiocrité. Elle avait toujours admis qu’il n’adopte pas son mode de vie dès lors qu’elle se sentait respectée et comprise. Ce qui visiblement n’était pas le cas. Oui, certains êtres avaient des ailes au lieu de bras ! Et par conséquent volaient et se perchaient. Enfin, a-t-elle ajouté comme visant Jean-Lino lui-même, si la lâcheté ou l’indifférence des hommes n’avaient pas rendu la chose improbable. Qu’est-ce qu’il y avait de drôle là-dedans ? Elle ne comprenait pas qu’on puisse rire à la barbe de vies misérables de la naissance à l’abattoir. Et entraîner dans ce rire un gosse de six ans pour en faire un tortionnaire de demain. Les bêtes ne veulent rien d’autre que vivre, picorer, brouter l’herbe des prés. Les hommes les jettent dans le pire confinement, des usines de mort où elles ne peuvent ni bouger, ni se retourner, ni voir le jour, a-t-elle dit. S’il avait vraiment voulu le bien de l’enfant et non se faire adopter par lui avec les bassesses accessoires, ce sont ces choses qu’il aurait fallu lui enseigner. Les bêtes n’ont pas de voix et ne peuvent rien exiger pour elles-mêmes, mais par chance, s’est-elle vantée, il se trouvait de par le monde des Mamie Lydie pour déposer plainte en leur nom : voilà ce qu’il aurait pu apprendre à Rémi au lieu de se payer sa tête. D’une façon générale, elle lui a reproché de draguer le gosse à ses dépens — Jean-Lino s’est offusqué du mot, un mot à côté de la plaque a-t-il dit, choisi pour mortifier inutilement —, de n’avoir trouvé que cette combine pour avoir un embryon de complicité avec lui. Elle lui a dit que son comportement avec le gosse était pathétique, qu’il n’était rien, strictement rien pour lui et ne serait jamais Papy Lino. Elle s’est montrée outrée qu’il puisse dire notre petit-fils alors qu’il n’était personne et que le gosse avait des vrais grands-pères même si l’un était mort et qu’il ne voyait pas l’autre. Que cette usurpation, en particulier devant elle, en société, était d’une grande violence, puisqu’il connaissait parfaitement sa position sur le sujet et la traitait par-dessus la jambe dans un contexte où elle ne pouvait pas le reprendre. Elle lui a fait savoir également que l’enfant le méprisait et qu’il ne s’en rendait même pas compte, parce que les enfants n’ont aucun respect pour ceux qui veulent leur plaire et font leurs quatre volontés, en particulier ce genre d’enfant, a-t-elle dit, mûri par les circonstances de la vie et doté d’une intelligence supérieure. Quand Jean-Lino a voulu lui opposer les récentes marques de tendresse de Rémi à son égard, elle n’a pas hésité à dire que tous les enfants, et Rémi pas moins qu’un autre, étaient des petites putes. Elle en a d’ailleurs profité, sous prétexte de le dédouaner, pour lui rappeler son inexpérience dans ce domaine. Elle lui a dit qu’un homme qui gâtifiait perdait tout sex-appeal pour une femme normale et qu’elle en avait déjà assez vu avec Eduardo. Qu’elle s’était accommodée malgré elle à souffrir en privé du spectacle de sa régression mais qu’elle ne s’attendait pas à le voir se dérouler en plein jour. Dans un couple, a-t-elle dit, chacun doit s’efforcer de faire honneur à l’autre. Ce qu’on donne à voir de soi rejaillit sur ce que les gens vont penser de l’autre. À quoi bon la chemise parme et les Roger Tin si c’est pour avoir des bras de nain et caqueter ? Quand je mets mes créoles corail et mes Gigi Dool rouges, quand j’annule deux rendez-vous de patients, a-t-elle dit, pour aller faire ma couleur et mes mains le matin même, c’est pour me mettre en harmonie avec ce que je crois devoir être Ta femme, c’est pour te faire honneur. C’est valable dans tous les domaines. Au lieu de ça, alors qu’on se trouve avec des gens raffinés et intellectuels, a-t-elle poursuivi, mon mari boit comme un trou, fait le poulet, raconte à qui veut l’entendre que mon petit-fils se fout de ma gueule, que le serveur se fout de ma gueule, je l’avais oublié celui-là, et qu’il se fout lui-même de ma gueule en déformant une histoire sur un sujet qui ne devrait pas prêter à rire et dont personne ne mesure la gravité. Jean-Lino a fait remarquer (ou l’a tenté) que plusieurs personnes dans la soirée lui avaient donné raison. Non, non, non, a dit Lydie, une seule, et encore, la chercheuse froide comme une tombe. Tu as vu sa tête quand j’ai dit que je chantais. Même ta chère Elisabeth, ton amie chérie n’a rien dit. Tous ces gens qui sont soi-disant dans la science ou je ne sais pas où s’en foutent. Ils n’ont aucun état d’âme, leur cerveau s’arrête à leur branche. Si ça se trouve c’est eux qui ont mis au point les antibios qu’on refile dans les porcheries industrielles. Il n’avait pas tort le dingue. Les hommes se gavent et s’en mettent plein les poches. Ils se foutent des abattoirs abjects, ils exterminent la nature et s’en foutent. Ça ne t’intéresse pas non plus, tout ce que tu veux c’est descendre fumer ta merde de Chesterfield.