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Jean-Lino ne sait pas quoi faire. La laisser à sa bile et partir fumer. Ou bien rester pour tenter un adoucissement. Elle s’était installée à son bureau, un petit secrétaire à l’ancienne dans le salon, avait chaussé ses lunettes, et lisait ses mails sur l’ordinateur portable avec la tête d’une femme qui retourne aux choses dignes d’intérêt. Il ne l’avait jamais vue faire son courrier la nuit. La pente semblait longue à remonter. Il décide de sortir fumer sa clope. Il met son blouson et s’en va. Il prend l’escalier. Arrivé à notre étage, il entend des bruits de voix. Des gens partent de chez nous et papotent sur le palier en attendant l’ascenseur. Il pense qu’il y a ma sœur et Serge dans le groupe. Il entend des rires, il entend ma voix charmante (c’est le mot qu’il emploie). Bien que la porte qui sépare le palier de l’escalier soit fermée, il remonte de quelques marches pour éviter de se faire voir. Il a perdu toute assurance. Il a honte. Une heure avant il faisait partie de cette bande joyeuse, il se sentait admis, peut-être même apprécié à certains moments. Maintenant il ne veut même plus prendre le risque de croiser quelqu’un en bas. Même quand ceux-là seront partis, d’autres peuvent suivre. Quand il entend l’ascenseur démarrer et que notre porte se referme, il remonte au cinquième. Il s’assoit sur la dernière marche, sur la moquette râpée, et allume sa cigarette. C’est la première fois qu’il fume dans l’escalier. Il n’en avait jamais eu l’idée. Il se repasse la soirée. Il sourit en repensant à tous les bons moments, il n’a pas senti de moquerie quand il faisait rire, mais peut-être est-il naïf. Ils n’ont pas l’habitude de sortir, en tout cas pas dans ce genre de société. Au départ, ils avaient eu un peu le trac mais ils s’étaient vite sentis à l’aise. Il n’est plus sûr de rien. Tout ce qu’il sait c’est qu’il était heureux et qu’il ne l’est plus. Et que quelqu’un a fait en sorte de lui retirer sa gaieté. Je le comprenais mieux que personne, il avait trouvé à qui parler. Mon père ne savait pas s’énerver sans distribuer des coups. À table, un jour où j’étais contente, j’avais piqué une pomme de terre du plat avec un couteau et j’avais porté le tout à ma bouche. J’ai reçu la raclée sur-le-champ et j’en ressens encore la brûlure aujourd’hui. Pas parce qu’il m’avait frappée, j’étais habituée, mais parce qu’il avait flingué ma gaieté. Jean-Lino a le sentiment d’une injustice. Il se voit, plié en deux sur la marche avec son blouson, dans l’horrible lumière de la cage. Lui reviennent les paroles de Lydie à propos de Rémi. Il s’était arrangé pour ne pas trop les entendre. Il avait bu, ça aidait. Mais tout avait disparu, la joie, l’euphorie. Est-ce que l’enfant le méprisait ? Jean-Lino ne croyait pas que ça puisse être un sentiment d’enfant de cet âge, mais elle avait dit aussi qu’il n’y connaissait rien. Il avait renoncé à

Papy Lino, il espérait autre chose, de plus construit et plus profond. La dernière fois qu’il a vu Rémi, il l’a emmené au Jardin d’Acclimatation. C’était en semaine, pendant les vacances scolaires d’hiver. Dans le métro il lui avait acheté un stylo laser vendu par un type à la sauvette. Le trajet était long avec des changements. Après avoir fait des zigzags au sol et sur les murs, Rémi s’était mis à attaquer les passagers avec son rayon. Jean-Lino lui avait dit de n’attaquer que les pieds mais il remontait furtivement au visage en faisant semblant de regarder à côté. Les gens l’insultaient et Jean-Lino avait dû confisquer le jouet jusqu’à Sablons. Rémi faisait la gueule. Même arrivé au jardin, il traînait des pieds. Il s’était réveillé aux miroirs déformants, se gondolant devant les formes aberrantes que prenaient son corps et surtout celui de Jean-Lino. Jean-Lino n’était jamais venu au Jardin d’Acclimatation, il s’émerveillait plus que l’enfant. Ils avaient fait la rivière enchantée, les autos tamponneuses, les montagnes russes, il y avait peu de monde, ils pouvaient profiter de tout sans attendre, Rémi avait conduit des avions, dans les stands, ils avaient gagné un singe en peluche, un pistolet à eau, un baby-bulle, une balle rebondissante, Rémi avait mangé une crêpe au chocolat et ils avaient partagé une barbe à papa. Rémi a voulu faire une balade à dos de dromadaire. Il avait vu une photo à l’entrée du jardin. Ils ont cherché les dromadaires mais il n’y en avait pas. On leur a dit qu’ils reviendraient au printemps, comme les poneys. Rémi a de nouveau fait la gueule. Ils sont allés à l’aire de jeux. Jean-Lino s’est assis sur un banc. Rémi aussi. Jean-Lino lui a demandé s’il ne voulait pas grimper sur la toile d’araignée géante, Rémi a dit non. Il s’est renfrogné dans son anorak, laissant traîner ses nouveaux jouets autour de lui comme s’il s’en fichait. Jean-Lino a dit qu’il terminait sa cigarette et qu’ils allaient rentrer. Un gosse de l’âge de Rémi est passé devant eux, il faisait le train et traçait une ligne sur le sable devant lui avec une branche. Rémi la suivait des yeux. Le garçon est reparu et s’est arrêté. Il a dit en montrant le banc, c’est la gare de Maleficia. Rémi lui a demandé où il avait trouvé la branche, ils sont partis ensemble vers un petit groupe d’arbustes. Deux minutes après, ils repassaient à grande vitesse en se croisant devant Jean-Lino, Rémi était devenu un train. Après plusieurs circonvolutions, ils abandonnaient leur branche pour s’engouffrer dans le toboggan par l’arrivée du tuyau. Ils ressortaient en se marrant par le haut, déséquilibrant au passage les petits qui arrivaient par l’échelle. Ils faisaient toutes sortes de choses dans le jardin, ils creusaient le sable jusqu’au ciment, ils discutaient contre un poteau de cabane en bois, ils grimpaient sur la toile d’araignée géante et s’amusaient à pendre dangereusement. Rémi avait un éclat que Jean-Lino ne lui avait jamais vu. Même de loin, il pouvait ressentir la surexcitation de l’enfant, l’urgence de complicité avec le nouvel ami. Il voyait aussi son envie de se conformer, sa soumission. Jean-Lino avait froid. De temps en temps il faisait des signes à l’enfant qui ne le voyait pas. Il en avait marre d’attendre sur le banc dur. Le jour tombait. Il éprouvait aussi une chose qu’il ne pouvait s’avouer, un sentiment d’abandon. Comme il repense, seul dans l’escalier de service, à cet après-midi au Jardin d’Acclimatation, la mélancolie le reprend. Il se souvient des jouets qu’il avait lui-même ramassés et fourrés dans un sac en coton acheté dans un kiosque. Rémi n’avait pas voulu le porter et il l’avait trimballé en bandoulière jusqu’à la maison. À part le baby-bulle, les autres jouets n’avaient jamais été ressortis du sac. Dans le métro, Rémi s’était endormi contre son épaule. Et il avait mis sa main dans la sienne dans les rues du retour. Les mots de Lydie noircissent les images. Il ne sait plus quoi penser. Les mots se sont infiltrés dans son corps et le saignent de façon incontrôlable. Jean-Lino écrase sa clope sur le béton, il fait glisser le mégot sous le tapis. Il trouve que ses pieds sont riquiqui dans les mocassins habillés. Il se sent petit, de taille, de tout.