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Il m’a dit, je me suis effondré sur son corps et j’ai pleuré. Le tic de bouche est revenu sous forme intensive. Une avancée de toute la dentition pour former un « u » avec la lèvre inférieure. La nuit était encore noire, je le voyais par la fenêtre. De chez eux, la fenêtre de la cuisine donne sur le vide du ciel. Je me suis demandé si Lydie y flottait quelque part (et nous regardait par la vitre). De temps en temps me revient cette vieille hantise que les morts nous voient. Après sa mort, la sœur de mon père était revenue endommager le lustre du séjour. On savait que c’était elle parce qu’ils s’étaient promis que le premier disparu des deux irait péter un truc chez l’autre pour attester de sa survivance dans l’au-delà. Tante Micheline avait dit en levant la tête, je me ferais bien une de ces tulipes. Le soir de son enterrement, une opaline du lustre s’était brisée sur la table sans aucune raison. C’est tante Micheline putain ! Mais elle est où ? on avait questionné avec Jeanne. Ils sont là, ils voient tout, avait dit ma mère. Après quoi, toutes mes activités illicites avaient été pourries par le regard de tante Micheline. Où que je me camoufle, elle était là. Avec une copine de collège, on s’écartait dans les fourrés pour se montrer et se toucher la chatte. Ma tante nous observait horrifiée. Aucun fourré ne me protégeait de tante Micheline. Mon père, j’ai aussi pensé qu’il devait rôder quelque part. Mais j’étais une grande personne, ça ne me gênait plus. Il s’était radouci les dernières années, il y avait quelque chose d’inachevé en lui. Il venait de mourir quand j’ai eu mon doctorat de biologie. J’étais contente qu’il voie ça. J’ai même soulevé bien haut le manuscrit pour qu’il le contemple. J’ai dit, Jean-Lino, qu’est-ce que vous vouliez faire du corps de Lydie ?

— L’emmener à son cabinet.

— Il est loin ?

— Rue Jean-Rostand. À deux minutes en voiture.

— Son cabinet de psychothérapie ?

— Oui. Elle y habitait avant qu’on s’installe ici.

Silence.

— Mais une fois là-bas, comment auriez-vous fait ?

— Il y a un ascenseur.

— Vous l’auriez mise dedans ?

— Oui.

— Toute seule ?

— Le studio est au premier. J’ai le temps de monter.

— Elle se serait fait étrangler dans son cabinet ?

— Un type aurait pu la suivre dans la rue…

Silence. Il campe la suite avec quelques moulinets de bras désordonnés.

— Elle serait allée à son cabinet en pleine nuit ? Après la soirée ?

— On se serait engueulés, et elle serait partie. Elle l’a déjà fait.

— Pour dormir ?

— Oui. Mais elle est revenue.

Le mot nous a oppressés. Il l’avait dit sans y penser. Ma mère sur son lit s’était subitement aplatie et ressemblait à un oiseau qu’on aurait tiré. On ne croit à aucune métamorphose pour l’oiseau. Pour les oiseaux on n’imagine pas de migration ultime. On accepte le néant. Je me suis levée, je suis allée regarder la nuit de Deuil-l’Alouette par la fenêtre. Pas grand-chose, des réverbères, des toits, l’ombre des bâtiments, des arbres à moitié nus. Un décor insignifiant, qui pourrait aussi bien être balayé en deux secondes. J’ai pensé à Pierre qui nous avait abandonnés. Je me suis retournée et j’ai dit, on le fait ?

— On fait quoi ?

— On emmène Lydie à son cabinet ?…

— Je ne veux pas vous mêler à ça…

— On la descend, je vous aide à la mettre dans la voiture et je disparais.

— Non…

— On n’a pas le temps de discuter. C’est tout de suite ou jamais.

— Vous prenez l’ascenseur c’est tout.

— Vous ne pourrez pas la mettre tout seul dans la voiture. Vous avez la valise ?

Il s’est levé, je l’ai suivi dans la petite chambre où Rémi devait dormir et qui avait été celle d’Emmanuel chez nous. Il a allumé un plafonnier qui diffusait une lumière bleutée. Le lit était couvert de jouets de toutes sortes. Jean-Lino a sorti d’un placard une valise rigide, imitation Samsonite. J’ai dit, vous n’en avez pas une plus large ?

— Non.

— Elle ne va jamais rentrer dedans.

— Elle contient beaucoup.

— Ouvrez-la.

Il a couché la valise sur le sol et l’a ouverte. J’ai mis mes pieds dedans, j’ai tenté de m’asseoir, mais je ne pouvais même pas esquisser un quelconque repliement.

— Vous êtes beaucoup plus grande.

— C’est la seule que vous avez ?

– À mon avis, Lydie rentre.

— Mais non !…

J’ai pris la valise et nous sommes allés dans leur chambre. Lydie était la même, étendue avec son fichu. On a réouvert la valise, en un coup d’œil on pouvait voir qu’elle ne rentrait pas dedans. J’ai pensé à notre grosse rouge en toile qui est à la cave. J’en ai une qui pourrait peut-être convenir, j’ai dit.

Jean-Lino secouait la tête avec un air hagard. Il m’agaçait un peu. Aucune initiative.

— Je vais la chercher ?

— Je ne peux pas accepter ça.

— Le problème est qu’elle est à la cave, et la clé est dans l’appart.

— Non Elisabeth, tant pis.

— Je tente. Si Pierre dort, c’est bon.

Je suis redescendue chez moi par l’escalier. J’ai ouvert la porte doucement. Sans rien allumer, je suis allée voir si Pierre dormait toujours. Il dormait en ronflotant. J’ai refermé la porte de la chambre. Dans le vestibule, j’ai ouvert le tiroir dans lequel sont les clés. J’ai fouillé. Les clés de la cave n’y étaient pas. J’ai réfléchi sans m’affoler. Je me suis souvenue y être allée dans la journée pour récupérer le tabouret. Je portais un cardigan avec des poches. Le cardigan était dans la chambre. J’y suis retournée, j’ai chopé le cardigan qui traînait sur une chaise en faisant gaffe à ne pas faire tomber les clés. J’ai dévalé l’escalier. Notre cave est au fond d’un couloir. Le sol pour y parvenir est vaguement terreux. Ça m’a embêtée de marcher dessus avec mes pantoufles en fourrure, j’ai fait le chemin sur la pointe des pieds. J’ai vidé la valoche qui en contenait une autre et des sacs. En repartant dans le couloir, la minuterie s’est éteinte. Je ne l’ai pas rallumée. J’ai remonté sans rien y voir l’escalier abrupt. J’ai entrouvert la porte du hall. Désert et sans lumière. L’ascenseur était là et je l’ai pris pour remonter chez Jean-Lino. La porte de l’appartement était ouverte. Le tout à une vitesse de pro. J’étais assez fière de mon sang-froid.

La valise rouge était ouverte au pied du lit de Lydie. Jean-Lino avait rangé l’autre. La rouge était plus large, plus souple. Le projet semblait possible. Sur la table de nuit se consumait une bougie décorative qu’il avait dû allumer pendant que j’étais en bas. On était là debout tous les deux sans rien dire. Jean-Lino avait de nouveau ses bras ballants et le cou en avant. Qu’est-ce qu’on attendait ?! Après un moment, il a dit, vous êtes catholique Elisabeth ?

— Je ne suis rien.

Il a ouvert sa main. Il tenait une chaînette avec une médaille de Vierge dorée.

— Je voudrais la lui mettre.

— Allez-y.

— Je ne peux pas ouvrir le fermoir.

— Donnez.

Des anneaux de la chaîne s’étaient entortillés autour de la languette.

– Ça va prendre des heures, j’ai dit.

Il m’a arraché le pendentif des mains et s’est mis à s’acharner dessus avec ses doigts inadaptés.