— Parce que j’ai peur, a répondu Jean-Lino.
— Moi j’ai pas peur, je peux le prendre.
— Tu es trop jeune.
Après un temps, Rémi a monté les escaliers en se hissant à la rampe. Jean-Lino l’a suivi.
S’il me fallait isoler une seule image, parmi toutes celles qui persistent dans ma tête, ce serait celle de Jean-Lino assis dans la presque obscurité sur la chaise marocaine, les bras rivés aux accoudoirs au milieu d’un encombrement de chaises qui n’avait plus lieu d’être. Jean-Lino Manoscrivi pétrifié sur la chaise inconfortable, dans le salon où restaient encore, alignés sur le coffre, les verres achetés frénétiquement par moi pour l’occasion, les raviers de céleri, chips light, tous les reliquats de la sauterie organisée dans un moment d’optimisme. Qui peut déterminer le point de départ des choses ? Qui sait quelle combinaison obscure et peut-être lointaine a gouverné l’affaire ? Jean-Lino avait rencontré Lydie Gumbiner dans un bar où elle chantait. Dit comme ça, on imagine une fille chaloupée délivrant une voix chaude dans un micro. En réalité c’était une petite algue sans trop de poitrine, habillée à la gitane et couverte de breloques, qui avait visiblement mis l’accent sur sa chevelure, un frisé orangé, volumineux, domestiqué avec des barrettes décoratives (elle avait aussi un bracelet de cheville avec des breloques…). Elle prenait des cours de jazz avec une prof de chant et se déployait dans des bars de temps à autre (nous y sommes allés une fois). Elle avait chanté Syracuse en regardant Jean-Lino, assis là ce soir, par le hasard de la vie, en bordure d’estrade, et dont les lèvres avaient fini par murmurer Avant que ma jeunesse s’use et que mes printemps soient partis… Jean-Lino était fan d’Henri Salvador. Ils s’étaient plu. Il avait aimé sa voix. Il avait aimé ses jupes longues et vaporeuses, ce goût pour le bariolé. Il trouvait attirant qu’une femme de son âge se foute de la convention urbaine. C’était d’ailleurs une femme inclassable à bien des égards et qui se vivait comme possédant des facultés surnaturelles. Pourquoi ces deux êtres s’étaient-ils assemblés ? J’avais une copine au CEIPI à Strasbourg, une fille un peu en retrait. Un jour, elle a épousé un type ingrat et taciturne. Elle m’a dit, il est seul, je suis seule. Trente ans plus tard, je l’ai rencontrée dans le Thalys, elle construisait des montgolfières pour des parcs d’attractions, elle était toujours avec lui et ils avaient eu trois enfants. Le final n’est pas aussi souriant pour le couple Gumbiner-Manoscrivi mais sous des déclinaisons infiniment variées le motif n’est-il pas toujours le même ? J’ai pris des photos lors de notre petite fête (je l’avais appelée fête de printemps). Sur une d’entre elles on voit Jean-Lino debout, surplombant Lydie assise sur le canapé dans un de ses déguisements chamarrés, riant tous les deux, visages tournés vers la gauche. Ils ont l’air bien. Jean-Lino a l’air content et rougeaud. Il est appuyé sur le dossier du canapé, corps penché au-dessus de la frisure rousse. Je me souviens très exactement de ce qui les avait fait rire. La photo a été utilisée dans le dossier. Elle saisit ce que saisit n’importe quelle photo, un instant pétrifié qui ne se répétera plus, et n’a peut-être même pas eu lieu comme tel. Mais étant donné qu’il n’y aura jamais plus d’images ultérieures de Lydie Gumbiner, elle semble receler un contenu secret et se trouve nimbée d’une aura vénéneuse. J’ai vu récemment dans un hebdo une photo de Joseph Mengele dans les années soixante-dix en Argentine. Il est assis quelque part dehors, en chemisette, devant des restes de pique-nique, au milieu d’une bande de garçons et filles nettement plus jeunes. Une d’entre elles est accrochée à son bras. Elle rit. Le médecin nazi rit. Ils sont tous rieurs et décontractés, attestant du soleil et de la légèreté de la vie. La photo ne présenterait aucun intérêt sans la date et le nom du personnage central. La légende bouleverse la lecture. Est-ce vrai de toute photo ?
Je ne sais pas comment a germé dans ma tête cette idée de fête de printemps. Nous n’avions jamais fait ce genre de chose à la maison, ni pot, ni fête, encore moins de printemps. Quand on reçoit des amis ça ne dépasse jamais six personnes autour d’une table. Au départ j’avais envie de faire un truc avec des copines de Pasteur, auxquelles on ajouterait quelques collègues de Pierre, et puis j’ai ressorti des noms, je me suis mise à conceptualiser des croisements plus ou moins féconds, très vite s’est posée la question des chaises. Pierre m’a dit, emprunte des chaises aux Manoscrivi.
— Sans les inviter ?
— En les invitant. Elle pourrait même chanter !
Le couple Manoscrivi n’intéressait pas Pierre, mais tant qu’à faire il trouvait Lydie plus marrante que Jean-Lino. J’ai lancé une quarantaine d’invitations. Je les ai regrettées sur-le-champ. La nuit qui a suivi je n’ai pas fermé l’œil. Comment asseoir tout le monde ? On avait sept chaises en comptant la chaise marocaine. Les Manoscrivi devaient en avoir sensiblement le même nombre. La chaise marocaine était très encombrante mais comment la mettre hors jeu ? En dehors des chaises, le pouf mou et le canapé permettaient, dans le cas d’une synergie idéale, l’assise de sept personnes. Trois fois sept, vingt et un. À quoi il fallait ajouter un tabouret de la cave, donc vingt-deux (j’avais aussi pensé au coffre mais le coffre devait servir de table en complément de la table basse). Il faudrait dix chaises de plus mais pliantes. Il faudrait qu’elles soient pliantes, qu’elles puissent être dépliées si besoin et non pas stationner comme en attente de spectateurs, mais où trouver des chaises pliantes ? L’appartement ne permettait pas en surface un apport de trente chaises dépliées, sans parler de l’uniformité glaciale des chaises d’appoint, et pourquoi fallait-il tant de chaises ? Quand on fait ce genre de fête dînatoire informelle — mais oui, informelle ! — les gens ne sont pas tous assis, ils parlent debout, se baladent, il faut compter sur une forme de va-et-vient, de liberté dans l’assise, les gens se mettent sur les accoudoirs ou s’assoient par terre décontractés le dos au mur, mais oui !… Quant aux verres… Je me suis relevée dans la nuit pour compter le nombre de nos verres. Trente-cinq, plus ou moins disparates. Plus six verres de champagne dans un autre placard. Au réveil j’ai dit à Pierre, on n’a pas de verres. Il faut acheter une vingtaine de verres de champagne et des verres à vin. Pierre m’a dit qu’il existait des verres de champagne en plastique. J’ai dit, ah non, ça non, je suis déjà malheureuse avec les assiettes en carton, les verres doivent être en verre. Pierre m’a dit, c’est idiot d’acheter des coupes dont on ne se servira jamais par la suite. On ne va pas boire du champagne dans du plastique comme pour un pot de départ ! Pierre m’a dit qu’il existait des flûtes ultra-rigides imitation verre tout à fait acceptables. J’ai été voir sur internet et j’ai commandé trois coffrets de dix flûtes à champagne Élégance et trois boîtes de cinquante couteaux, fourchettes et cuillères jetables en plastique métallisé, aspect inox. Ça m’a tranquillisée jusqu’au samedi de la soirée où dans l’après-midi, j’ai eu une nouvelle crise à propos des verres. On avait des flûtes à champagne mais pas de verres pour le vin. Après une errance dans Deuil-l’Alouette, je suis revenue avec trente verres ballon en verre et un coffret de six verres de champagne en verre. J’ai sorti une nappe jamais utilisée que j’ai mise sur le coffre et j’ai disposé tous les verres, les coupes, les ballons, les hybrides, et même quatre petits verres à vodka au cas où quelqu’un voudrait de la vodka. Il y avait plus de cent verres en comptant ceux de la cuisine. Lydie a sonné vers six heures. Déjà semi-pomponnée, une chaise à chaque bras. Nous sommes montées chercher les autres. Il y avait un fauteuil en velours jaune dans la chambre. Je n’avais jamais vu leur chambre. La même pièce que la nôtre en dix fois plus coloré, dix fois plus bordélique, des icônes au mur, un poster de Nina Simone à moitié nue en robe de cordage blanc, et une autre disposition du lit. Au milieu de coussins, Eduardo, méfiant et alangui. Mais qu’est-ce que tu fais là ! s’est écriée Lydie. Elle a tapé dans ses mains et le chat s’est carapaté. Elle a dit, je ne lui permets pas d’être dans la chambre. Il m’a semblé voir un pot de chambre avec un couvercle en bois. En un coup d’œil, j’ai compris que Jean-Lino n’avait jamais mis son grain de sel dans la déco, non pas qu’on ait pu déceler sa touche personnelle ailleurs mais le reste de l’appartement tenait plus du compromis hasardeux des vies. La fenêtre était entrouverte, encadrée par des pans soyeux style bonbonnière anglaise, doucement flottants, on distinguait au loin par-dessus les immeubles un bout de tour Eiffel qu’on ne voyait pas nous. Leur chambre m’a paru plus gaie, plus jeune que la nôtre. En soulevant le fauteuil trop lourd, j’ai jalousé leur chambre. J’ai souvent été plombée par les chambres dans ma vie. Chambre d’enfance. Chambres d’hôpital. Chambres d’hôtel avec mauvaise vue. C’est la fenêtre qui fait la chambre. L’espace qu’elle découpe, la lumière qu’elle introduit. Ses rideaux aussi. Le voilage ! J’ai été à l’hôpital trois fois dans ma vie, en comptant mon accouchement. À chaque fois, j’ai été plombée par la chambre d’hôpital avec ses grandes vitres vaguement opacifiées, livrant une barre de bâtiment symétrique, des branchages ou un ciel disproportionné. La chambre d’hôpital m’a enlevé tout espoir à chaque fois. Même avec le bébé à côté dans son berceau en verre.