— Et qu’est-ce que vous allez faire du chat ?
— Je ne sais pas. Je n’ai aucun atome crochu avec lui.
— On peut le filer à ma mère.
– À ta mère ?…
— Elle habite un rez-de-chaussée à Sucy. Il y a un petit carré d’herbe devant, il sera très content.
— Mais elle ?
– Ça la sortira de Jean-Pierre. Elle adore les chats, elle en a déjà eu.
— Parle-lui-en…
— Je l’appelle ce soir.
— Et toi, alors ?… Pendant ce temps-là… Mathieu Crosse ?
Je n’avais pas fini de dire Mathieu Crosse, qu’une chape de cafard m’est tombée sur les épaules. C’était potin contre potin, en entamant la tarte au citron, le voisin délirant contre l’amant potentiel. Jean-Lino, pardon. Mais Danielle est fine. Au lieu de détailler sa nuit du samedi, avec cette faculté que nous avons nous les femmes d’épaissir la moindre anecdote amoureuse, de conférer un poids à n’importe quel mot ou détail insignifiants, elle s’est appliquée à en relativiser l’intérêt. Ce qui aurait dû faire notre joie et le fil d’une trame inépuisable est devenu un petit récit presque triste. Elle avait raccompagné Mathieu Crosse en voiture. S’était mise en double file devant chez lui. Il avait eu la délicatesse (étant donné, croyait-elle, sa situation d’hypo-deuil) de ne pas lui proposer de monter. Touchée par cette attention, et après quelques étreintes inconfortables sur les sièges avant, elle s’était parquée convenablement. Il avait dû avouer qu’il hébergeait chez lui son fils de seize ans pour le week-end. Le garçon était sorti mais rentrerait à tout moment. De fil en aiguille, ils s’étaient retrouvés dans l’appartement tels deux voleurs craignant d’être surpris. Vers quatre heures du matin, exfiltrée à l’arrivée du gamin, elle était rentrée chez elle, plus ou moins tourneboulée. Il te plaît ? j’ai dit.
— Je ne sais pas.
— Menteuse.
— Je l’aime bien.
Je lui ai appris qu’elle serait interrogée comme témoin ainsi que Mathieu et tous mes invités, par la brigade criminelle. Elle était loin d’être contre.
Seul Georges Verbot n’a marqué aucune surprise quand on les a prévenus. Elle appelait le coup de pioche cette femme, a-t-il dit. Claudette El Ouardi est sortie de sa réserve pour dire qu’elle avait remarqué que quelque chose ne tournait pas rond chez ce Manoscrivi. Elle l’avait remarqué dès le paillasson lorsqu’il s’était introduit par le biais d’une incompréhensible boutade. Plus tard, elle s’était sentie embarrassée devant son euphorie lorsque Gil Teyo-Diaz avait taquiné Mimi. Sa contrefaçon du poulet battant des ailes l’avait consternée, tant par la vulgarité du geste que du propos. Sans imaginer un prolongement aussi abominable, elle avait senti la folie rôder lors de cette bouffonnade. Toutes ces remarques, proférées au téléphone d’une voix égale, m’ont fait sentir à quel point j’étais plus proche d’un Jean-Lino que d’une Claudette, dont la raideur jusqu’ici attribuée à une forme d’introversion scientifique m’apparaissait subitement révéler un minable conformisme. Avant de devenir une grande gigue et de perdre sa vocation, Jeanne faisait de la danse. Avec les parents, j’étais allée la voir dans un gala de fin d’année. Elle avait effectué un petit solo à l’avant-scène que tout le monde avait applaudi. Il y avait eu un pot ensuite dans le réfectoire de la Maison des jeunes. Les parents avaient frayé avec d’autres parents qui les complimentaient. Mon père n’avait pas l’habitude. Il croyait s’en sortir en plaisantant. Les gens souriaient aimablement. Je sentais bien que les blagues étaient à côté de la plaque mais lui s’excitait sans se rendre compte de rien. À un moment il a dit en rigolant, les narines rouges et dilatées, qu’il espérait bientôt pouvoir la foutre sur le trottoir avec un chapeau. Les gens se sont détournés et on s’est retrouvés seuls tous les quatre. Une autre fois, mon prof de musique au lycée avait organisé une sortie à l’Olympia pour voir Michel Polnareff. Mon père nous y avait conduits de Puteaux avec deux copines et leur mère. Dans la 4L de Sani-Chauffe, qui était en fait notre voiture habituelle, il avait dit, faudra quand même m’expliquer pourquoi l’Éducation nationale vous envoie applaudir cette tantouse ! Quand mes copines entamaient leur adolescence et qu’il lui arrivait d’en croiser une à la maison, il lui tâtait le fessier ou empoignait un sein en s’exclamant, oh mais ça pousse tout ça, tu deviens une grande fille dis-moi Caroline ! La copine riait convulsivement et moi je disais, papa écoute ! Lui se marrait, quoi, je vérifie un peu la marchandise, c’est pas méchant ! Aujourd’hui il irait droit en taule. Il me faisait honte mon père, souvent, mais je n’ai jamais pu passer dans l’autre camp. Aucun personnage sur fond neutre ne m’a jamais intéressée. En dehors de Danielle, puis Emmanuel et Bernard, nous n’avons donné aucune précision sur l’affaire. Je n’ai parlé à personne de mon implication, ni de mon séjour chez les flics. Même pas à Jeanne, de toute façon dévorée par sa passion érotique. Catherine Mussin a été la seule à dire la pauvre parlant de Lydie. Les autres ont considéré l’événement comme abstraitement horrible et se sont montrés curieux des détails et du pourquoi. Il me faut avouer avoir éprouvé une certaine délectation à annoncer la chose. On n’est pas fâché d’être le porteur d’une nouvelle sensationnelle. Mais il aurait fallu s’en tenir là. Pouvoir raccrocher aussitôt et n’être entraînée dans aucun bavardage. Il n’y a pas de pureté dans la relation humaine. La pauvre. Je me demande si le mot convient. On ne peut soumettre que des êtres vivants aux critères de notre condition. C’est absurde de plaindre un mort. Mais on peut plaindre la destinée. Le mélange de la souffrance et d’une probable inanité. Oui. En ce sens la pauvre convient. Je peux dire les pauvres pour mon père, pour ma mère, Joseph Denner, le couple de Savannah, le témoin de Jéhovah devant le mur immense, certains disparus de mes livres en noir et blanc, les sapés comme des rois de San Michele parmi les fausses fleurs dont on devine que l’existence n’a pas toujours été rose, les innombrables obscurs d’avant, tous ceux dont les journaux charrient la mort dans le non-sens total. Me revient cette phrase de Jankélévitch à propos de son père, À quoi rime cette promenade qu’on lui a fait faire dans le firmament du destin ?… Doit-on dire la pauvre pour Lydie Gumbiner ? Dans son monde coloré, Lydie Gumbiner avait flotté au-dessus des vicissitudes. Je ne peux penser à elle qu’en mouvement, je la vois traverser le parking en dandinant ses vêtements comme une petite femme filante de Georges Grosz, ou alors tapoter le creux de sa gorge dans une turbulence de cheveux. Sur son dépliant, elle avait écrit, la voix et le rythme comptent plus que les mots et le sens. Lydie Gumbiner avait chanté, milité, fait tourner son pendule, à sa façon elle avait escamoté le néant.
La mère de Danielle a accepté de prendre Eduardo. Nous sommes convenues de le lui amener le dimanche suivant à Sucy-en-Brie. Entre-temps, j’avais réglé une chose qui me tracassait. Après observation attentive de notre façade d’immeuble, je suis montée chez le voisin du sixième, monsieur Aparicio, un retraité des PTT très peu causant. En passant devant la porte des Manoscrivi, j’ai découvert les cachets de cire et la fiche jaune où à la ligne infraction était écrit homicide volontaire. Monsieur Aparicio est chauve mais ses cheveux de derrière sont accrochés en un petit catogan. Une pointe de modernité qui m’a donné du courage. Je lui ai exposé mon projet qui consistait à brancher chez lui un tuyau d’arrosage terminé par un pistolet, de façon à arroser par en haut, depuis son balcon, celui des Manoscrivi. Je ne vous demande pas de le faire monsieur Aparicio, ai-je dit, je viendrai moi-même m’en occuper, si vous le permettez, deux fois par semaine, à l’heure qui vous conviendra, le matin tôt ou le soir. Au bout de plusieurs minutes, et après avoir écouté mon laïus, il m’a laissée entrer. Nous sommes allés dans le salon, il a ouvert la fenêtre. Nous nous sommes penchés par-dessus la rambarde, j’ai dit, vous voyez comme c’est joli toutes ces plantations. Même sur le mimosa la pluie n’arrive pas. Sur son balcon à lui il y avait un vélo, une table et des outils. Question verdure, deux ou trois pots vaguement terreux et une vieille fougère. On va le brancher où le tuyau ? il a dit. Dans la cuisine, j’ai répondu.