Une des photos les plus connues de Robert Frank est la vue de Butte, une ville minière du Montana, prise de la fenêtre d’une chambre d’hôtel. Des toits, des entrepôts. De la fumée au loin. La moitié du paysage est effacée de chaque côté par des voilages en tulle. Notre chambre d’enfance, avec ma sœur Jeanne, donnait en partie sur le mur d’un gymnase. Le crépi s’effritait par pans entiers. Si je me penchais vers la gauche, je voyais une rue sans passants avec un arrêt de bus. On habitait dans un immeuble en brique à Puteaux, démoli aujourd’hui (j’y suis passée, je ne reconnais rien). On avait exactement les mêmes rideaux en tulle, la même maille, la même frise verticale épaisse un peu froissée. Ça donnait du monde la même image morne. Le rebord de la fenêtre aussi était le même. Un rebord de pierre salie, trop étroit, qui ne supporte rien. La chambre d’hôtel de Butte surplombe des baraques sombres et une route vide. Celle de Puteaux donnait sur un mur arrière sans ouverture. On n’aurait jamais mis ce tissu devant un truc resplendissant. J’ai dit à Lydie, j’ai peur qu’il soit un peu encombrant ce fauteuil.
— Oui, oui, on le prendra plus tard au pire.
Elle m’a entraînée dans le salon. Elle avait créé une petite jungle sur le balcon, ce genre de balcon-boîte des immeubles modernes où on ne va pas trop. Il y avait un grand mimosa qui déployait ses branches et qu’on voyait d’en bas. Des arbustes en pot bourgeonnaient. De temps en temps, l’eau qu’elle versait rebondissait chez nous. J’ai dit, il est merveilleux votre balcon. Elle m’a montré ses tulipes naissantes et des crocus apparus le matin même. Vous avez besoin d’autre chose ? Plats, verres ?
— J’en ai suffisamment je crois.
— Pendant que vous êtes là, vous pourriez signer une pétition contre le broyage des poussins ?
— On broie les poussins ?
— Les mâles. Ils ne peuvent pas devenir des poulets alors ils sont déchiquetés vivants dans des broyeuses.
— Quelle horreur ! j’ai dit en ajoutant mon nom et ma signature à une liste.
— Serviettes ? J’ai des serviettes en lin froissé qui ne se repassent pas.
— J’ai tout ce qu’il me faut.
— Jean-Lino est descendu acheter du champagne. Et fumer sa petite Chesterfield.
— Il ne fallait pas.
— Quand même !
Elle était bien plus excitée que moi. Mes attaques d’anxiété m’avaient épuisée et je voyais arriver la soirée comme une punition. Sa joie me faisait honte. Je l’ai trouvée touchante et sympathique. Elle ne s’était pas attendue à cette invitation chez des voisins qu’elle avait crus condescendants. Nous sommes reparties avec trois autres chaises. En bas, j’ai dit, c’est parfait, merci beaucoup Lydie, allons nous faire belles maintenant ! Elle m’a serré le poignet en signe de complicité.
— Un de ces quatre, il faudra que je vous réinitialise.
– Ça veut dire quoi ?
— Je vais vous évaluer avec mon pendule. Enlever tout ce qui est encrassé, purger les organes. Je vais remettre de la fluidité.
– Ça va prendre des années !
Elle a ri et s’est enfuie dans l’escalier en agitant sa chevelure orangée.
Sur les voilages encore : mon amie de primo-adolescence (avant mes années Denner) s’appelait Joelle. Elle était belle et drôle. On ne se quittait pas d’une semelle même la nuit. Sa famille était encore plus toquée que la mienne. Au milieu de plein de déconneries on peignait des tableaux à l’huile — j’en ai encore certains, surchargés de matière —, on écrivait des chansons, des histoires, on vivait en Pataugas et pulls de mecs, c’était l’époque beatnik. Moi je n’ai jamais dépassé le shit et vaguement l’alcool, Joelle s’est mise à l’acide et à d’autres trucs flippants et notre amitié a commencé à battre de l’aile. Une année, elle est revenue d’Asie en avion sanitaire, elle avait avalé un champignon hallucinogène qui lui avait détraqué le cerveau. Elle venait d’avoir dix-huit ans. Vingt ans plus tard, elle m’a téléphoné. Elle avait retrouvé ma trace à travers ma sœur sur Facebook. Je suis allée la voir à Aubervilliers, dans un logement qui donnait sur une cour. Joelle revenait des Antilles avec l’enfant d’un Martiniquais disparu dans la nature. Elle avait passé un diplôme d’infirmière, elle cherchait du travail. Ils vivaient dans deux pièces en alignement, une entrée avec une table et une chambre. Des pièces sombres, assombries encore par des voilages fanés. Alors qu’il faisait encore vaguement jour, Joelle a allumé une lampe. On se parlait dans ce mélange de jour et de lumière électrique qui ramène au pressentiment accablant des dimanches. C’était le seul jour chez nous où on baissait la garde sur les économies d’électricité, normalement il fallait éteindre les pièces avant même d’en être sorties. On avait pris l’habitude Jeanne et moi de vivre dans le noir, je préférais de loin le noir qui n’était pas triste à cette combinaison lugubre. Joelle m’a fait un thé, je la voyais assise avec son petit garçon craintif sur le fond jaunâtre. J’ai pensé, on ne peut pas y arriver. Je suis repartie en fin d’après-midi, l’abandonnant pour la deuxième fois de ma vie.
À une heure de la soirée, tout était plus ou moins sous contrôle, les raviers remplis, les tortillas prêtes à être enfournées. Pierre devait s’occuper des salades. Sur le plan vestimentaire, deux tenues étaient calées depuis plusieurs jours tout en sachant que je mettrais pour finir la robe noire sans histoire et sans risque. J’ai avalé un Xanax et je suis allée me faire belle avec un nouveau traitement anti-âge conseillé par Gwyneth Paltrow. Je désapprouve intellectuellement le terme anti-âge que je trouve culpabilisant et débile mais une autre partie de mon cerveau épouse la phraséologie médicamenteuse. Récemment j’ai commandé sur internet le baume favori de Cate Blanchett, sous le prétexte que toutes les Australiennes stylées l’avaient dans leur sac à main. Quelque chose ne doit pas tourner très rond chez moi. Des gens parlaient à la radio de la fatigue psychique des Français. En dépit du flou de la notion, ça m’a fait plaisir d’apprendre que les Français étaient dans le même état que moi. Les Français avaient définitivement perdu le sentiment de sécurité. La vieille rengaine. Qui peut se dire en sécurité ? Tout est incertain. C’est la condition même de l’existence. Dans le poste, qui plus est, on s’alarmait de l’affaiblissement du lien social. Néolibéralisme et globalisation, ces deux calamités, empêchaient de créer du lien. Je me suis dit, toi tu crées du lien ce soir dans ton appartement de Deuil-l’Alouette. Tu mets des bougies, tu arranges les coussins pour tes invités, tu as mis au frais des tortillas aux oignons et tu appliques ta crème par mouvements circulaires ascendants comme prescrit. Tu donnes un petit coup de jeune à l’existence. La femme doit être gaie. Contrairement à l’homme qui a droit au spleen et à la mélancolie. À partir d’un certain âge une femme est condamnée à la bonne humeur. Quand tu fais la gueule à vingt ans c’est sexy, quand tu la fais à soixante c’est chiant. On ne disait pas créer du lien quand j’étais jeune, je ne sais pas de quand date ce singulier. Ni ce qu’il veut dire ; le lien réduit à son abstraction n’a aucune vertu en soi. Encore une de ces expressions creuses.