Ma mère est morte il y a dix jours. Je ne la voyais pas tellement, ça ne change pas grand-chose dans ma vie sauf que quelque part sur la terre il y avait ma mère. Hier j’ai reçu l’aide-soignante qui s’occupait d’elle les derniers temps et à qui je devais de l’argent. Une femme énorme qui m’a toujours effrayée et qui parle en soufflant. Elle avait entendu parler du drame de l’immeuble et s’est montrée avide d’en connaître les détails. Déçue par ma réserve, et tout en croquant une galette St-Michel, elle a embrayé sur l’histoire d’une boulangère de Vitrolles qui avait tué ses enfants la veille de Noël. Dans la nuit la boulangère avait empaqueté les cadeaux, les avait mis sous le sapin puis elle était allée dans la chambre de son fils et avait appuyé l’oreiller sur son visage jusqu’à ce qu’il étouffe. Ensuite elle était allée dans la chambre de sa fille et avait fait exactement la même chose. L’aide-soignante a dit, elle a empaqueté les cadeaux, elle les a mis sous l’arbre et dans la foulée elle est montée supprimer les gosses. Elle a dit, moi ce qui ne me va pas, c’est qu’on vous apprend tout ça et après silence de mort. Vous entendez l’histoire sur toutes les chaînes et après zéro, plus rien. On vous appâte et on vous ferme la porte au nez. Les guerres, les massacres, c’est trop global, a-t-elle dit en reprenant une galette, moi le global, ça ne me fait pas grand-chose. Ça ne me sort pas de moi-même. Les drames de la vie courante si. Ça remplit la journée. On en discute. On ne pense plus à ses misères. Je ne dis pas que ça console mais dans un sens si. Pourquoi elle a mis les cadeaux sous l’arbre d’après vous ? On s’entendait bien avec votre maman, qu’est-ce qu’elle était gentille cette femme !
— Oui, oui.
— Une gentille femme. Et gentille avec tout le monde.
— Je dois vous laisser partir madame Anicé, j’ai un travail à finir…
Elle a rajusté à la taille son tee-shirt dont l’imprimé m’a rappelé le Formica des années soixante et s’est soulevée avec lenteur.
— Moi j’ai ma théorie sur les cadeaux de Noël…
Dans l’aspect physique de Ginette Anicé, seuls deux éléments révèlent une tentative de paraître. Des boucles d’oreilles, deux boules dorées de celles qu’on met pour boucher le trou, et les accroche-cœurs du front. Les cheveux sont uniformément courts à l’exception d’une longueur sur le front, deux petits centimètres permettant la formation manuelle d’arrondis en corolle. Ils sont quasi invisibles, seule une personne comme moi sensible aux coiffures peut les remarquer. Ils couvrent le haut du front à intervalles réguliers, mais attention, il ne s’agit pas d’une bordure naturelle et frisée, il s’agit d’une frange travaillée en mèches séparées, à visée décorative ; ce sont bien des accroche-cœurs.
— Ma théorie, a dit Ginette, c’est que ça lui est tombé dessus en s’occupant des cadeaux. C’est la fatigue de la vie qui lui est tombée dessus.
— C’est possible…
Elle a récupéré son manteau en feutre.
— Madame Anicé, ça vous ferait plaisir une housse de coussin au crochet ?
— Ah ce sont les housses que faisait votre maman… C’est gentil mais je n’ai pas de coussins chez moi.
— Ou un napperon repose-tête ?
— Le napperon en souvenir, allez !… Et ça c’est la photo qu’il y avait dans la chambre de votre maman !
Ça m’a exaspérée qu’elle dise votre maman. Je n’aime pas ces infantilisations soporifiques. Elle parlait d’une photo d’Emmanuel à La Seyne-sur-Mer. Ma mère avait cette photo dans un cadre sur sa table de nuit. Une photo de son petit-fils âgé d’une douzaine d’années, en maillot de bain avec un chapeau. Elle avait aussi une ancienne photo d’anniversaire des enfants de Jeanne. Je me suis toujours demandé ce que ces images signifiaient pour elle, je veux dire émotionnellement. À mon avis, elle ne les voyait pas, ces cadres étaient posés à côté de son lit par convention. On vit sous le régime de la convention. On est sur des rails. Avant de partir, Ginette Anicé m’a annoncé qu’elle avait quitté le dispensaire et ne voulait plus faire que des domiciles. En fait elle était au chômage. J’ai dit que je demanderais autour de moi, alors que jamais je ne la recommanderais à qui que soit. J’ai refermé la porte et j’ai regardé la photo. J’ai regardé le petit corps d’Emmanuel. Ses bras maigrichons. Il était l’enfant le plus affairé de la plage. Toujours un seau à la main, le transportant vide ou plein, allant de l’eau aux fourrés qui bordaient le sable pour fabriquer on ne sait quel monde miniature, revenant des dizaines de fois, cherchant des pierres, des bouts de bois, des coquillages, des bêtes diverses dans l’écume. Quand il se baignait, ce n’était jamais pour nager. Debout dans l’eau jusqu’à la taille, il me disait, maman, dis-moi qui tu veux voir mourir ? Je disais le nom d’un de ses profs du collège (c’était le jeu).
— Monsieur Vivaret !
— Monsieur Vivaret d’accord !… Mais que faites-vous Emmanuel ?!… Pcch ! Pchh ! Pchh !!
Il explosait dans les vagues avec d’effroyables rebonds.
— Madame Pellouze !
— Emmanuel, veuillez poser ce kalachnikov !!!… Pchhh ! Pch !!! Pchhhhh !!
— Madame Farrugia !
On les tuait tous un par un.
Aujourd’hui tu es Content Champion pour une agence de com. Quand on te demande ce que tu fais, tu dis Chef de projet-Consultant éditorial (le titre anglais est tellement mieux !). La photo me redonne ton corps d’avant. Je n’y pensais plus. Je n’ouvre jamais les albums que je faisais autrefois. Ces bras maigres, je voudrais encore les sentir en collier. Moi aussi je me fous du global, elle a raison cette Anicé.
Un jour, sans que rien ne l’annonce, Rémi avait mis ses bras autour du cou de Jean-Lino Manoscrivi. Ça s’est passé un dimanche à l’Hippopotamus. Ils déjeunaient tous les trois et un couple d’amis de l’atelier de jazz de Lydie. Rémi qui s’embêtait comme tous les enfants à table avait eu la permission d’aller faire des bulles sous la véranda ouverte. Jean-Lino le surveillait d’un œil quand tout à coup plus de Rémi. Jean-Lino va voir. Pas de Rémi. Il descend les marches, regarde de tous les côtés de l’avenue du Général-Leclerc. Rien. Il retourne à l’intérieur, monte à l’étage. Personne. Mamie Lydie s’affole. Jean-Lino et elle ressortent. Ils partent à droite, à gauche, tourbillonnent, retournent dans l’Hippopotamus, interrogent les serveurs, ressortent. Ils crient le nom de l’enfant, le paysage urbain est vide, ouvert à tous les vents. Les amis chanteurs sont restés à table, pétrifiés, ne touchant plus leur assiette. Non loin d’eux un couple, discrètement, leur désigne du menton une desserte à laquelle est accolé un genre de palmier en pot. La copine de Lydie finit par comprendre les signes, se lève et trouve Rémi accroupi, réjoui de sa blague, planqué derrière le bac à fleurs. Les Manoscrivi hagards reviennent. Lydie se jette pour serrer l’enfant. C’est à peine s’il n’est pas félicité pour sa réapparition. Tout rentre dans l’ordre. Jean-Lino n’a pas dit un mot. Il s’est rassis, blême et sombre. Rémi lui aussi a repris sa place. On lui propose une île flottante. Il se balance sur sa chaise en garçon satisfait et puis on ne sait pourquoi il se lève et vient entourer Jean-Lino de ses bras et poser sa tête sur ses épaules. Le cœur de Jean-Lino s’est gonflé de façon déraisonnable. Il a cru à la victoire secrète de l’amour, comme tous les amoureux éconduits que le moindre geste inopiné suffit à enfiévrer. Les mêmes gestes ne valent pas un clou, accomplis par des personnes acquises. Je pourrais en écrire là-dessus. Le type qui n’en a rien à foutre et qui un matin, par inadvertance ou perversité, t’envoie un signal imprévu, je sais ce que ça provoque.