Je dois savoir ce que devient la tante de Jean-Lino. La visite de Ginette Anicé m’y a fait penser. Jean-Lino avait ramené en France la sœur de son père et lui avait trouvé une place dans une maison de retraite juive. Je l’y avais accompagné un après-midi. Nous étions allés à la cafétéria, un grand hall reconfiguré entièrement fonctionnel, sol en petit marbre piqueté, murs lisses, tables où étaient assis des gens en chaises roulantes avec des visiteurs. On aurait dit que tous les matériaux avaient été choisis en raison de leur qualité d’écho et de résonance. La tante avançait vite avec son déambulateur. Esprit vif. Jambes vivaces. Le corps, et surtout la tête agités de mouvements perpétuels incontrôlés qui ne semblaient pas la gêner mais qui rendaient sa parole sourde et saccadée. Elle parlait, en même temps, trois langues, un français châtié et semi-oublié d’autrefois, l’italien et le ladin, un patois des Dolomites. Jean-Lino nous avait installés à la table du fond, devant une télé murale, son au maximum, branchée sur une chaîne de clips. Durant la conversation (si on peut dire), Jean-Lino, par à-coups, lui arrachait avec ses doigts des poils du visage. Sait-elle ce qui est arrivé à son neveu ? À qui parle-t-elle, avec sa tête branlante dans le désert du hall ? Un rien peut me faire douter de la cohérence du monde. Les lois semblent indépendantes les unes des autres et se heurtent. Dans le réduit de mon bureau, à Pasteur, une mouche m’exaspère. Je n’aime pas quand une mouche est conne. J’ouvre grand la fenêtre et au lieu de s’enfuir vers les arbres qui bordent notre pavillon, elle revient dans la pièce zigzaguant vers le mur du fond. Deux secondes avant elle se cognait à la vitre, frappait à droite, à gauche, en tous sens, maintenant que l’air entre, que le ciel lui tend les bras, elle erre dans l’ombre absurdement. Elle mérite que je l’enferme en m’en foutant. Mais elle a pour elle son odieux bourdonnement. Je me demande même si ce bourdonnement n’a pas été créé comme garde-fou à l’emprisonnement. Je n’aurais aucune pitié sans cette parade. Je saisis ma CBE, je renvoie la mouche vers la fenêtre, enfin j’essaie, car au lieu de s’abandonner à la raquette charitable, elle l’esquive, se met hors de portée et va se coller en lisière de plafond. Pourquoi faut-il supporter une telle perte de temps ? La tante vivait dans les montagnes. Elle parlait encore de ses poules, les poules rentraient dans la maison et se mettaient partout. Elle voulait retourner dans son village pour voir la transhumance des vaches, elle voulait réentendre le vacarme des cloches. Je vais appeler la maison de retraite.
Quand l’avocat m’a demandé qui était Jean-Lino pour moi, j’ai dit un ami. Il a fait mine de ne pas comprendre le mot. Il voulait savoir comment je l’entendais. Un soir, au début de notre amitié — le mot est d’une parfaite exactitude —, je rentrais du bureau un peu tard. Il était dehors avec sa Chesterfield, cou nu dans le vent. Et à chaque fois ce sourire quand il m’apercevait, avec des dents jaunies, complètement chevauchantes, éclatant à sa manière. Il était sanglé dans un perfecto en cuir artificiel d’allure juvénile que je ne lui connaissais pas. J’ai dit, c’est nouveau ? Où est la Harley ?
— Zara. En solde.
— Bravo.
— Vous aimez ? Il me boudine pas un peu ?
Je l’ai embrassé en riant et j’ai dit, je vous adore d’avoir acheté ça ! Il a ri aussi. Il m’a dit que la vendeuse l’avait complimenté. Il crevait de chaud dans ces cabines d’essayage, il ne pouvait pas y rester plus de dix secondes. Je lui ai dit que rarement un vêtement avait été aussi peu adapté à son propriétaire.
— Ah bon ? Merde !
On a vraiment ri tous les deux sous le réverbère, lui en crachant ses poumons. Il s’essuyait les yeux sous les lunettes à grosse monture. Son visage grêlé luisait un peu, je n’avais jamais osé lui demander d’où ça venait. Je suis rentrée en premier. Il voulait encore prendre un peu l’air, traduction en fumer une dernière. En me retournant dans l’entrée, je l’ai vu derrière les vitres faire quelques pas sur le parking, le corps voûté dans son blouson neuf, rabattant d’une main sa mèche sur le côté, la mine joyeuse entièrement disparue, comme il avait dû être juste avant que je surgisse. Je me suis dit, voilà comment nous sommes. Toi aussi tu avances en âge de même que tous ceux que tu connais, et je me suis sentie comme appartenant à cette foule en route, main dans la main, avançant en âge vers une chose inconnue.
Ce qui compte quand on regarde une photo, c’est le photographe derrière. Pas tellement celui qui a appuyé sur le déclencheur mais celui qui a choisi la photo, qui a dit celle-là je la garde, je la montre. Elle n’a rien de spécial cette photo du témoin de Jéhovah pour un œil pressé. Pas de sujet, pas de lumière. Un type fatigué en costume cravate qui vend une revue. Le type même du figurant qu’on met en arrière-plan sur un trottoir dans un film des années cinquante. Parmi les centaines de photos que Robert Frank a dû prendre durant sa traversée de l’Amérique, et parmi celles qu’il a finalement élues, on trouve celle-ci. Au centre, il y a une tache blanche, le journal tenu, le poignet inversé, avec son titre, Awake, un mot en disharmonie totale avec l’allure funèbre du porteur. Mais on ne peut pas penser que la photo a été préférée pour sa dimension ironique. Moi je ne me souvenais pas du titre, je me souvenais de l’inquiétude de la bouche, ou des yeux, je me souvenais d’une chose qui n’existe pas : l’impression d’un jour de faible soleil. Il pourrait vendre des fraises ou des jonquilles avec la même obstination, frêle dans son costume, mangé par ce mur taillé pour une humanité conquérante. On se demande où il rentre le soir. On sait qu’un jour, il a dû y avoir une mauvaise bifurcation.
J’ai perdu ma mère il y a dix jours. J’étais là. Elle a soulevé une épaule, comme gênée par quelque chose, et puis plus rien ne s’est passé. Je l’ai appelée. Je l’ai appelée plusieurs fois. Et il n’y avait plus rien. Mon copain Lambert m’a dit que sa mère récemment lui avait demandé, quel âge as-tu à présent ?