Je rêvasse. Me récite des trucs, n'importe quoi, tel que ça me vient. Je me dis « Lucie de Lammermoor » (de Donizetti) et, aussitôt après : « Lucide, la mère mord » ; et puis encore « Elucide l'amère mort » ; tout ça… J'aime bien, c'est de l'huile mentale pour lubrifier le cervelet ; de la connerie en flacon : quelques gouttes sur un chiffon, tu fourbis tes méninges avec et elles se mettent à briller plus qu'avec Monsieur Propre ; et pourtant, Monsieur Propre, merde, tu l'as vu à l'œuvre !
Donc, il y a eu panique générale chez la mère Tatzi. Suite de quoi ? De l'arrestation de Raphaël Sein ? Probablement. On a pensé qu'il allait s'affaler, tout bonnir ; ce qui s'est avéré exact.
— Les clients de la mère Tatzi, tu les connaissais ?
— Quelques-uns, de vue. Mais généralement ils grimpaient directement.
— La boutique devait bien marcher : quatre moukères au charbon, ça dépote du paf, non ?
— Oui, y avait du monde.
— Tu as remarqué si des Jaunes fréquentaient la boîte ?
— J'en ai vu à plusieurs reprises, en effet. Mais ils venaient seulement au bar et ne s'arrêtaient jamais longtemps.
— Ils discutaient avec la patronne ?
— Comment vous le savez ?
Je souris à sa candeur.
— Bon, passe quelque chose sur ta nudité exquise, poulette, tu vas descendre un instant avec moi pendant que mon pote surveillera ton équipier.
Elle s'alarme.
— Où qu'on va ?
— Seulement jusqu'à ma bagnole, en bas pour que tu puisses téléphoner.
— A qui ?
— A la mère Tatzi.
L'effroi assombrit son minois catastrophique.
— Moi, appeler Madame, en pleine nuit ! Mais pour lui dire quoi ?
— La vérité, ou presque, mon lapin. Tu vas lui annoncer que les deux bonshommes qui ont bouffé chez elle à midi t'ont suivie après ton travail ; qu'ils ont embarqué ton camarade Emilio à la suite d'une méchante bagarre et qu'ils t'ont dit qu'ils reviendraient demain matin ; un point c'est tout. Elle te donnera probablement des instructions, tu répondras « oui, madame » et puis tu raccrocheras.
— Vous m'aviez promis de ne pas arrêter mon ami !
— C'est pas parce que tu annonceras à la vieille que nous l'avons fait que nous allons le faire. Obéis-moi aveuglément, et t'auras peut-être un avenir potable.
Soumise, elle se soulève.
A deux mains, Béru la fait se rasseoir.
Elle se re-relève.
Béru la fait se re-rasseoir.
Elle se re-re-relève.
Béru la fait se re-re-rasseoir.
Elle se re-re-re-relève.
Béru la fait se re-re-re-rasseoir.
Elle se re-re-re-re-relève.
Béru la fait se re-re-re-re-rasseoir.
Elle se re-re-re-re-re-relève.
Béru la fait se re-re-re-re-re-rasseoir.
Elle se re-re-re-re-re-re-relève.
Béru la fait se re-re-re-re-re-re-rasseoir.
Et puis il a un soubresaut de goret électrocuté. Il hurle :
— Arrrrvvvv bongu de bois !
Et cette fois la laisse partir dans un bruit de bouchon de champagne qui saute.
Elle est tellement dominée par les événements, la rouquinette, qu'elle ne s'est même pas aperçue qu'il vient de la baiser façon « permissionnaire dans le train bondé » ; et pourtant, le braque à mister Béru, Monsieur Propre, là encore, ne peut que s'effacer lui-même. Faut dire que dans ces conditions, il est excusable de confondre le polard à Pollux avec un tabouret à traire. Je sais des fermières qu'écoutent la radio pendant la traite des rousses et qui, pour peu que ça soit Haricot Machiasse qu'en pousse une, finissent par s'asseoir « autour » et non « dessus ».
Fleur de chiottes ne se gêne plus. A poil, elle vaque dans son studio à la recherche d'une robe ; finit par en décrocher une d'une patère austère, s'en vêt avec une mornitude de gestes quasiment douloureuse.
Je suis toujours navré par les apathiques qui paraissent ressentir une peine physique à exister. Les dolents, les mous, les enfoutrés se traînent le long de la vie, comme des réfugiés au bord d'une route. Et quand tu leur proposes de monter dans ta tire, ils refusent parce que modifier leur rythme les affole.
Enfin, bon, elle finit par être ordonnée prête et je l'embarque. Escalier descendant, je l'endoctrine sur le texte qu'elle va devoir débiter.
Il est simple.
— Tu racontes tout, très exactement, et tu jures que nous sommes partis avec ton béguin après t'avoir promis de revenir demain. Dis-lui bien qu'on est de la police, mais qu'on emploie des méthodes dures, dures. Tu lui demandes ce que tu dois faire. Aie l'air affolée, tu piges ?
— Oui.
— Si elle te demande d'où tu téléphones, n'hésite pas, réponds que tu es dans une cabine. Si elle te demande le numéro de celle-ci afin de pouvoir t'y rappeler dans un moment, dis-lui que la cabine est toute saccagée et que le disque central du cadran comportant le numéro a été arraché. Tu te rappelleras ? A aucun moment tu ne dois lui laisser soupçonner que tu n'es pas seule.
Elle me suit en traînant ses savates. Pute, elle ? Jamais. Par contre, je la situe chambrière d'hôtel de passes, escortant les survoltés du fignedé jusqu'au terrain de leurs frénésies. Porte-serviettes par vocation, la Marthe…
Je compose le numéro de la mère Tatzi. Quand ça bourdonne, kif l'avertisseur d'une marmite norvégienne, je fous le combiné dans la pattoune de la môme.
Franchement, elle s'en tire bien. Et même plus que bien. Comme quoi on peut toujours faire confiance aux gonzesses. Elles sont riches en ressources cachées et savent se dépatouiller des béchamelles les plus épaisses. Elle a le ton juste. L'anxiété, la trouille passent parfaitement dans son discours.
— Allô, Madame ? Pardon si je vous réveille : c'est Marthe !
Là, début de sanglot réprimé. Ceux-là qu'interprètent les bonnes gens femelles en deuil lorsque tu leur balances un brin de condoléances. Elles sont en pleine accalmie, sérénité, quiétude déjà réintégrée. T'arrives, la gueule à caler les roués du corbillard dans la descente. Tu murmures « J'ai appris la triste nouvelle ». Et poum ! Les voilà instantanément en larmes. Self-control ! Vite, la chialerie. « Parlez-moi-z'en pas, mon pauv'monsieur ! Il était si gentil, prévenant et tout. » En route pour la virée lacrymale, les poncifs souverains. Une nécro expresse. Le défunt t'est truellé en pleine gueule. Sa vie, son œuvre ! Perte irréparable ! Jamais ! Toujours ! Un homme comme lui ! C'est horrible ! Caressez-moi un peu la chatte pendant que j'vous cause de lui, mon pauv'monsieur.
Je me marre in petto, en catimini, sous cape, en loucedé. Pas cynique, l'Antonio. Oh ! la la ! que non. Juste conscient, et ça suffit bien, crois-moi.
— Qu'est-ce qui vous arrive, Marthe ?
— C'est affreux, Madame. Vous vous rappelez, les deux hommes qu'ont mangé ce midi ? Y en avait un gros, dégueulasse, et un très beau…
Elle me coule un léger sous-regard de salope qui voudrait faire mieux la prochaine fois.
— Figurez-vous qu'ils nous ont suivis, Emilio et moi, ce soir après mon travail. Ils ont attendu qu'on soye rentrés, et puis ils sont venus frapper. Ils ont prétendu qu'ils étaient de la police, le beau m'a même montré une carte. Emilio a essayé de filer mais ils l'ont tercepté et le gros saligaud y a je crains bien cassé le bras en le débattant.
A ce point du récit, petite rafale de larmes d'un très bel effet. Sincères ? Pourquoi pas après tout. Reniflades inhérentes.
— Et ensuite, Marthe ? presse Madame d'une voix pas si gentille que ça.
J'entends tout car mon biniou est équipé d'un diffuseur.