Au bout d'un quart d'heure environ, deux mecs sortent de la taule. En tenue de motards, avec casques intégraux. Guerriers modernes ! Les nouveaux uhlans de la mort ! Ils contournent l'établissement pour aller récupérer leur bolide, une Yakapadékoné mille centimètres cubes. L'enfourchent et décarrent dans la direction opposée à celle de ma chignole. Le silence retombe après la monstre pétarade.
— On attend encore ou on va commander une soupe à l'oignon ? chuchote le Gros.
Moi, c'est marrant. Mon sixième sens je t'en ai déjà causé, non ? Je renifle des prémices. Y a un je ne sais quoi dans l'air… Mon sub se tient informé et m'avertit de tout. Il m'indique quand c'est le moment d'agir, et aussi quand il convient de ne pas broncher. A cet instant, il m'enjoint d'attendre.
— Ecrase, Gros !
Une louffe pareille à la flamme d'une lampe à souder me fait part de la réprobation béruréenne. Il s'exprime par les intestins, le Mammouth. Il hisse le vent au niveau d'un espéranto.
On mijote encore un peu. Puis un ronflement naît de l'infini, croît et se précise. Je reconnais la tornade des motards. Oui : ils reviennent. Ils sont lancés pleins gaz. Ils passent devant la crèche sans ralentir, enquillent le quai pour se rapprocher de ma guindé. A travers les branchages des fusains, je distingue nettement le gus de l'arrière. Il se tient tout de guingois sur la bécane, genre acrobate. Au moment où le bolide passe à proximité de ma bagnole, il balance quelque chose. La moto et les deux tordus continuent leur rush. Mais deux secondes ne s'écoulent pas qu'une explosion carabinée se produit. Ma Maserati tant aimée est, en un clin d'œil, la proie des flammes, comme on dit puis à propos des scieries bien assurées. Une torche, j'ajouterai même. Si nous étions demeurés à l'intérieur, on cramait comme une omelette norvégienne bicéphale.
— T'es assureré tous risques ? demande Alexandre-Benoît, placide.
Moi, faut reconnaître, je ne suis pas accroché aux biens matériels ; mais je hais toutes les formes de destruction. Alors une rogne grande comme Saint-Pierre de Rome m'empare. Note que la métaphore est mal choisie pour parler de colère. Disons comme la Maison-Blanche, pas peiner le Saint-Père.
Mes poings deviennent tellement compacts que l'acier, comparativement, ressemble à du caramel mou.
Stoïque, j'attends encore. Des gens cavalent en direction du brasier. La foule s'amplifie. Personne ne bronche chez la mère Tatzi. Les occupants attendent que ça se tasse. Ma tire se trouvant à deux cents mètres du bouiboui, qui donc songerait à établir un rapprochement entre l'attentat et l'innocente guinguette close ?
Enfin, la porte s'entrouvre. Amédée paraît. Coup de saveur à droite et à gauche. La voie est libre. Il est suivi de la vieille platinée, vêtue d'un manteau de lynx qui compterait au moins vingt-deux points au scrable. Ils s'apprêtent à la mettre, mémère tient son trousseau de clés pour verrouiller derrière eux.
Bon, alors je me lève.
— Minute, la mère ! Vous nous ferez bien un petit caoua avant de partir ; depuis le temps qu'on se gèle les meules, il sera le bienvenu !
Amédée s'élance pour une décarrade-éclair. Il a pas lu son horoscope du jour, sinon il saurait que son jour de chance c'était avant-hier, car il fonce droit sur Bérurier qui vient de se dresser à son tour. On entend un bruit de défenestrage et le voilà au sol, raide comme le pont de Brooklyn.
Mistress Tatzi n'a pas moufté. Je la refoule dans sa taule.
— Amène ton petit pote ! enjoins-je au Gravos.
— Et la môme qui faisait si gentiment ses devoirs, hier ? demandé-je.
Je viens de pratiquer une inspection minutieuse des lieux et n'ai trouvé âme qui vive.
— Chez une tante, rétorque mamie Tatzi.
— Par prudence ? Vous sentiez venir le gros sac de nœuds ?
Elle ne répond pas.
Mister Amédée sort des vapes, la frime drôlement jaspée de bleu et de vert dans la région maxillaire.
— Je t'avais prévenu, mon joli, lui dis-je. T'as choisi de nous blouser, maintenant on va te présenter la note.
— J'ai rien fait, pleurniche-t-il.
Je biche un bloc correspondance couvert de phrases tracées à la va-vite.
— Et ça ? Tu veux que je fasse faire un examen graphologique pour prouver que c'est toi ?
Je lis à haute voix :
Gaffe ! Je suis accompagné ! Deux gus dans la Maserati sur le quai. On nous écoute.
— Tu me prends pour qui, mec ?
Il plonge du pif.
Je m'adresse alors à Béru :
— Moi, je vois les choses de la manière suivante, mon gros… Cette pauvre dame est seule, honnête tenancière d'un honnête restaurant. Un de ses clients, une espèce de petite frappe nommée Amédée Sordini, s'introduit chez elle, au petit jour. Il la neutralise et la contraint d'ouvrir son coffre-fort mural dissimulé dans sa chambre, derrière une commode. Car il y a bel et bien un coffiot dans votre piaule, la mère, pas vrai ? Non content de se goinfrer avec le contenu du coffre, ce pâle salaud se met à torturer la malheureuse pour lui faire dire ce qu'elle manigance avec une certaine équipe de Jaunes. A bout d'endurance, elle s'affale. Mais le gredin ne s'est pas rendu compte qu'elle avait ce pistolet sous son oreiller.
Je sors de ma fouille l'arme en question, que j'ai enveloppée de mon mouchoir et la montre au couple.
— Au moment où il s'apprête à vider les lieux, reprends-je, mâme Tatzi lui vide le chargeur dans les endosses. C'est pas exactement de la légitime défense, mais les jurés sont toujours bienveillants avec les dames âgées et, pour une fois que l'une d'elles se sera rebiffée, ils l'acquitteront, je vois ça comme si j'y étais.
Je rengaine la pétoire.
— Ça pourrait s'appeler Histoire d'un fait divers, malheureusement, Jean-Jacques Gauthier a déjà pris le titre pour un de ses polars.
L'Amédée, il est à deux doigts de la gerbance, tu verrais. Cadavérique, on appelait ça, jadis, dans les petites livraisons sur papier torche-cul.
— Allez, on met le cap sur la chambrette à madame pour la première partie du scénario.
Nous y v'là, tous quatre. Sa Majesté fourbue dort debout comme les gros bourrins de la garde républicaine pendant une prise d'armes. Faut dire que la lime porte au roupillon. Un homme essoré a besoin de récupérer.
Je prends une chaise que je place contre la lourde et invite mon Valeureux à s'asseoir. Moi-même j'en monte une autre, en amazone, sans me départir de mon pote Tu-Tues.
De la pointe du canon, je désigne le coffre à Sordini. Un beau monument dû au génie de la Maison Fichet. La commode déplacée le livre aux convoitises dans toute sa splendeur riche en chromes.
— J'ai décidé de ne pas me casser la nénette, Amédée, c'est à toi de décider mémère à déponner sa tirelire. Si elle y consent, t'as droit à une indulgence partielle et on passe à la question suivante. Si elle refuse, je raconterai à la mère Scott que ta dernière pensée fut pour elle, histoire de lui désendolorer l'âme.
Je bigle ma montre.
— Il est cinq plombes et vingt broquilles. Je te laisse jusqu'à la demie pour la convaincre. Passé ce délai, t'auras une minute de rab pour prier, des fois que l'imminence du trépas te provoquerait un retour de religion au carburo. Allez, top ! C'est parti.
Ce qui suit est riche au plan humain. Une foultitude de sentiments complexes s'échelonnent. D'abord, t'as la gêne. Médée se grattouille la nuque, embarrassé. Quant à la mère Tatzi, elle est sauvagement drapée dans sa dignité. Elle tient la barricade et faut pas s'approcher que sinon elle va nous chier des bulles carrées, la vieille houri.