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— Bon, et alors, pourquoi l'ai-je dans le cul ?

— T'as pas entendu causer du barrage de Val d'Argent ? Ils l'ont mis en eau deux semaines après que j'eus escamoté ce pèlerin. A l'heure qu'il est, il doit avoir cent mètres de flotte et davantage sur le bide, le Hollandais.

La déception me fripe les bourses.

Amadeus puise dans ma physionomie un regain d'allégresse.

— C'était pensé, non ? fait-il.

— Parce que tu savais qu'on allait noyer ce paysage ?

— Bédame !

— Dis-moi toujours à quel endroit tu l'as placardé…

— Si ça peut te faire plaisir, commissaire de mes fesses… Il y avait, tout au fond du vallon, une petite chapelle en ruine. J'ai pensé que pour un mec qu'on surnomme « le Pieux », c'était une sépulture bandante, d'accord ? Karol se trouve juste sous l'autel.

Il referme les yeux et se laisse gésir sur sa couche.

— Merci de ta visite, soupire l'agonisant, tu m'excuseras, mais je veux clamser à tête reposée ; bonne bourre, flic !

* * *

Ce qui s'appelle avoir le mot de la fin.

SECOND

On n'y voit que du glauque. De plus, il flotte, et la surface du lac artificiel résultant du barrage ressemble à de la peau d'autruche (à ne pas confondre avec la peau d'Autriche qui, elle, du fait du Tyrol, est beaucoup plus hérissée).

De grosses bulles éclatent près de ma barque de fer. L'homme-grenouille assis en face de moi reprend souffle selon une méthode respiratoire particulière qui consiste à faire comme ça, tu vois ? Hee… han, heee… han !

— Vous êtes certain qu'il s'agit d'une chapelle ? je lui demandé-je, sans pitié pour sa suffocation.

— Absolument.

J'étudie la vieille carte d'état-major mentionnant la chapelle en question. Curieux, un paysage englouti. Jadis, des hommes et des bêtes ont vécu là, des arbres y ont poussé, une rivière y coulait où s'abreuvaient les oiseaux. Et maintenant on ne distingue plus rien de cette vie bucolique. A la place, un formidable réservoir d'eau jaunasse, générateur d'électricité. Les hommes ont dit merde à Dieu. A sa création ils ont imposé la leur. Et ainsi, peu à peu, ils s'emparent de la planète, puis du cosmos, les affreux pique-assiette. Ils se mouchent dans la nappe, mettent les pieds sur la table, se chauffent avec le bois de la commode Louis-Chose, défèquent sur les Chiraz (à ne pas confondre avec les Chirac dont le poil est plus plat). Qu'à force de la bricoler, cette pauvre planète Terre, tu vas voir, Gaspard ! Elle te leur claquera dans les pognes, kif un ballon rouge : ploum ! Et il pleuvra des petits bonshommes sidérés dans les espaces intersidéraux, comme sur les toiles de Magritte ! Je me marre d'avance !

— Elle est à quelle profondeur ? reprends-je, pensant à la chapelle.

— Quatre-vingt-six mètres.

— L'accès ?

— Pas commode, car des pans de mur se sont écroulés au moment où l'eau a commencé de monter.

Il me désigne la grappe de bulles foisonnant à deux mètres de nous.

— Mais, Arthur, c'est le bulldozer des profondeurs, faites-lui confiance.

Bérurier qui somnolait sous son suroît de Terre-neuvas, se décloaque la clape pour annoncer :

— S'il faudra, je descendrerai y donner un coup de main. Y a deux ans, moi et mon beauf, on a démoli une vieille grange dont il a r'construit une villa d'deux pièces en ses lieu et place.

Le silence retombe sur notre équipée, à peine troublé par le crépitement de la pluie. Les bulles continuent de mousser. Je songe qu'il s'agit du gaz carbonique rejeté par le second homme-grenouille. Elles témoignent qu'il continue de vivre au-dessous de nous et de vadrouiller dans l'ancien paysage. Vachement surréaliste, tout ça.

Le Gravos a des pensées vaguement apparentées aux miennes puisqu'il déclare :

— Ces bulles, c'est comme les pets qu'tu lâches dans ta baignoire : t'as beau loufer au fond, y r'montent. J'm'rappelle un bain qu'j'avais été obligé d'prendre à la suite d'être tombé dans une cuve à mazout… Ça date, j'sais pas, de dix douze piges, p't'être. La flotte était trop chaude, j'm'en souviens comme si ce s'rait hier. A midi, j'avais bouffé un n'haricot d'mouton et mister trouduc donnait son gala d'bienfaisance. C'tait la première fois qu'j'voiliais un pet, c'qui s'appelle voir, comm'j'te vois. Jusque-là, j'ignorassais qu'c'était rond. J'l'imaginais, l'pet, comme la flamme d'une lampe à souder, si j'me fais bien comprend' ? Eh ben non : c'est rond kif un'boule de billard et presque plus gros. On croirerait pas, un trou d'balle, faire des bulles aussi belles, et sans les casser, j'te prille d'observer. Franch'ment, j'regrette pas ce bain. C'tait instructif. Comm'quoi on croye savoir, et puis on sait pas.

Il se tait parce que le second plongeur se devine entre deux eaux. Son volume sombre, indécis, se précise peu à peu, et puis il jaillit de l'onde, sa bouteille jaune dans le dos. Il nous tend l'espèce de râteau court à trois branches lui ayant servi à déplacer les pierres dans les abysses. Il tient une chose marron dans son autre main. J'identifie une godasse. On l'aide à grimper dans la barque. Le plongeur se débarrasse de son embout et de son masque vitré. C'est le tout bel athlète, modèle Tarzan du muet.

On attend ses explications. Le soulier détrempé, limoneux qui gît dans la barque nous annonce qu'il a découvert le « client » d'Amadeus.

J'attends qu'il ait récupéré un peu avant de lui poser les questions qui me démangent, mais c'est lui qui attaque.

— Peau de balle ! annonce-t-il.

— Vous n'êtes pas parvenu à le dégager ?

— Il ne s'y trouve plus. Sous l'autel, il y a en effet une espèce de grande niche, mais je n'y ai trouvé que cette chaussure.

— Vous avez cherché autour ?

— De mon mieux, oui. Rien !

— L'eau l'aurait emporté ?

— Sûrement pas, car j'ai dû déplacer une chiée de cailloux pour dégager la niche.

Chou blanc !

Je laisse ramer Béru pour regagner la rive. Un faux rivage borde ce faux lac. Une forêt descend abruptement dans la flotte et s'y noie héroïquement. Les moutons de Panurge !

Les plongeurs posent leur peau de squale en devisant boulot. Sa Majesté souque ferme. San-Antonio gamberge, selon sa noble habitude.

Quelqu'un avait déjà tiré les vers du nez à Amadeus pour lui faire dire où il avait planqué le corps de Karol le Pieux. Quelqu'un au courant de ce « contrat » du tueur. C'était donc le secret de Polichinelle ? Tout ce bigntz pour ballepeau ! Butin ? Une godasse, comme dans les dessins humoristiques d'autrefois représentant un pêcheur à la ligne. Je biche le soulier détrempé mais encore en bon état. On peut même lire la marque du fabricant à l'intérieur : « Veston », la pompe de l'élite. Style britiche. A petits trous, semelle renforcée, système à lacet. Et il y a encore le lacet !

Une plombe plus tard, je bigophone à l'hosto où agonise Amadeus. Une infirmière que je salue d'un solide « Bonjour, monsieur », tant tellement elle a une voix de soprano léger, m'annonce, après rectification au sujet de son sexe, que le Mozart de l'assassinat a rendu à Satan sa belle âme. Bon. De ce côté-là, plus rien à espérer.

* * *

La maison est d'importance. C'est le mas provençal de classe un peu à l'écart de la route allant de Saint-Rémy à Arles. Il s'appelle le « Mas de la Madone Bleue » et se dresse au milieu des vignes sur une esplanade délimitée par de vénérables platanes. Un court de tennis, une piscine, un potager clos de murs de cannisses en parachèvent l'agrément. Quelques voitures de sport sont remisées à la diable devant l'entrée. On aperçoit des jeunes gens autour de la piscaille et sur le court : garçons et filles légèrement vêtus. Si sobrement, même, que plusieurs demoiselles sont aussi nues que des poulets mis à la broche (et davantage dorées).