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— Mets-toi à ton aise, môme, soupiré-je en lorgnant ma tocante.

Elle ne se le fait pas dire ni une ni deux, la vorace.

Bon, en un tournemain et un tombé, la voilà disponible pour jouer Récrée à deux. Je lui interprète l'enfourchement d'Attila, mais à peine dans la ronde, mon bib-bip se met à lanciner.

M'm'zeile Mauricette sort ses aéromiches en catastrophe.

— Qu'est-ce y s'passe ?

— Je te demande un instant, ma gosse, faut que je turlute illico.

Je bondis sur le bigophone. La moukère, éplorée, se dit que l'intempestif va me déglander Popaul et, par des manœuvres qualifiées souffle sur mon âtre pour y maintenir le feu sacré.

C'est la mère Tatzi qui dégoupille. Je me nomme.

— Bougez pas, ronchonne-t-elle.

La voix de Mathias, mon valeureux Rouquemoute, supplée la sienne.

— On vient d'avoir un appel, me dit-il, comme j'ai branché un enregistreur sur l'appareil, je peux vous le faire écouter.

— Vas-y.

Il tripatouille dans son matériel, puis je perçois la sonnerie d'appel de la mère Tatzi. Au troisième, la vieille décroche.

« — Mère Tatzi, j'écoute…

« — Ici un ami de M. Meyer…

(La voix a l'accent nasal des Asiatiques ; tu croirais toujours qu'ils ont un double bémol dans le tarin, ces braves gens.)

« — Ah ! bon ! rétorque la pompeuse de dollars.

« — Si j'en crois votre pavillon, vous êtes affiliée à la chaîne des Cent Grandes Gueules ?

« — En effet, m'sieur. Et prête à recevoir des membres de la confrérie. Ça me ferait rudement plaisir.

« — Pour quelle raison ? s'inquiète placidement la voix.

« — Parce que j'aurais des tas de choses à leur dire.

(Un court silence, puis, le correspondant extrêmoriental :)

« — Eh bien, j'en ferai part à des amis.

« — C'est ça, j'y compte ! »

Elle raccroche. Bravo pour cette vénérable pétasse. Quand tu lui confies un rôle, elle sait le tenir avec brio.

— Vous avez entendu, patron ?

— Oui, c'est une bonne surprise. Naturellement, la ligne de la vieille est sur écoute ?

— Vous le pensez bien, seulement…

— Seulement le zigoto n'a pas jacté assez longtemps…

— Exact. Je fais néanmoins procéder aux premières recherches.

— Je ne pensais pas qu'ils mordraient à cet hameçon.

— Hum, ça ne s'appelle pas vraiment mordre.

— Tout de même : ils continuent d'observer la Vieille et le fanion les énerve. Cela dit, s'ils se risquent à quelque chose, ce sera par la bande. Demande des renforts, Rouquin. Que toute personne qui se présentera chez la mère Tatzi, vrai ou faux client, soit suivie automatiquement. Prends des mecs futés, des vrais pros de la filoche.

— Comptez sur moi.

— Il y a eu du monde à midi ?

— Pas un chat.

— La môme Marthe ?

— Elle n'est pas venue, par contre le personnel de cuisine et le barman sont là.

Je raccroche. On dirait que le temps s'éclaircit, non ?

— Je peux ? demande immédiatement la coquinette.

Sacrée Mauricette ! Une vraie nature d'élite. Quand un bioutifoul braque passe à sa portée, elle décroche fissa son filet à papillons !

Je lui souris.

— Tu peux, mais on va presser le mouvement, tu m'excuseras.

Bon, la voilà qui se remet à table et me remet sur orbite (S.J.P.D.). Tout va bien. L'instant de sonner la Diane va arriver.

Mais ouichtre ! Quand un sort malin empêche de triquer en rond, vaut mieux surseoir carrément. Cette fois, c'est le Mahousse qui tambourine.

— T'es paré, l'artiss ? Moi j'sus déjà acharné de pets en câpres[5].

— J'arrive !

Je tapote le michier à Mauricette.

— Remballe ton bloc opératoire, ma guenille rose, je te compenserai ça une autre fois, le devoir m'appelle.

Il a la frite un brin sinistrée, le devoir. Sa forme a gonflé ses valoches sous les yeux et rechargé de rouge ses globes oculaires. En six plombes sa barbe naissante est devenue broussailleuse, piquante comme un cactus mal rasé.

— Tu prendrais pas un'p'tite collection avant de t'fout'en route, gars ?

— Y a donc que la jaffe, dans ta vie de goret ! m'emporté-je mécontent de ce coup rentré.

Il soulève sa paupière la moins lourde pour m'examiner, surpris par ma mauvaise humeur.

— M'sieur l'commissaire, me commencerait-il pas un'p'tite ménopause vite faite su'l'pouce ? s'inquiète l'Effarant.

Il ponctue d'une sonorité inidentifiable, dont je n'arrive pas à déterminer si elle lui vient de l'hémisphère nord ou de l'hémisphère sud. Il est dur à caser dans les salons du Jockey Club, Béru.

La rue Gasfon-Debois est une artère comme je les aime : balzacienne, bordée de maisonnettes grises avec, çà et là, un jardinet limité par une grille rouillée. Elle ne mesure pas plus de cent mètres et conserve en ces temps troublés une déconcertante sérénité provinciale. On n'y perçoit pas d'autres bruits que ceux produits par les quelques petits artisans installés là, dans une torpeur végétative dont on sent bien qu'elle va disparaître bientôt et pour toujours.

Un garage cubique, au volet de fer remonté, laisse voir un ferblantier à l'ouvrage, lunettes à souder sur le visage, la casquette plongeante, les mains bellement crasseuses. Plus loin, c'est un bouif qui martèle la semelle dans un antre obscur… Quelques chats papelards traversent la chaussée, s'attardant sous les voitures en stationnement.

J'aperçois une vieille femme derrière une fenêtre, l'air d'être embusquée là depuis le début du siècle. Je lui souris, elle me fait la gueule. Les gens refusent le contact. Ils préfèrent crever seuls. Ou alors, ils ne pensent pas qu'ils vont crever, sûrement ça vient de là, leur hostilité. Moi qui meurs depuis que je suis au monde, je continue mes tentatives du sourire tendu comme une fleur ; combien l'ont accepté à ce jour ? J'ai beau fouiller ma mémoire, je n'y trouve que quelques visages éclairés dont les yeux me disaient « d'accord », me disaient « merci », me disaient « tiens, prends aussi ». Mais tout ça, ce n'est que lamenterie de faux poète. Il devrait écrire des vers, l'Antonio. Faire rimer ciel et miel, toi et moi, Job et zob.

— Tu vas y rend' visite, ton Japonouille ? s'informe le Malsonnant.

— Nous allons.

— T'as rien cont'lui, que des hypothèques faites par les tordus du S.R.

— Il m'est arrivé d'aller voir des gens avec un dossier plus mince encore.

J'abandonne l'Estafette devant une entrée de garage dont la porte vernie comporte un agressif panneau de non-stationnement. Et même y a un écriteau qui glapit que c'est propriété privée ! Qu'ils ont tort d'afficher ça, les ultimes possédants, biscotte, du train que vont les choses, c'est plus leur propriété qui sera privée, mais eux qui seront privés de propriété. Tu penses, un monde qui rétrécit tant tellement avec tous ces cons envahisseurs et leur putain de vitesse, merde ! Qu'on allait en pèlerinage à Chartres, fut un temps ! T'imagines ? Péguy revient : il se flingue lui-même, le pauvret.

Le 18 de la rue Gaston-Bedois, c'est une maison de deux étages, la plus grande de la rue, avec un bout de jardin, un appentis couvert de tôle ondulée, et l'inévitable garage. Un portail rouillé, sommé d'un arc en fer auquel s'enroule le pampre d'une glycine. J'aime bien le mot « pampre ». Faut déjà avoir une certaine culture pour le flanquer dans un book policier, moi je trouve.

Une chaînette pend, terminée par une poignée de fer qui ressemble à celle des signaux d'alarme dans les vieux trains. Un brin d'émotion me caresse l'âme parce que ça me rappelle notre entrée de Saint-Cloud ; pour lors, j'évoque Félicie en train de vaquer, pendant que son fils « divaque » dans une affaire tarabiscotée, qui commence par un Hollandais disparu, se poursuit par une bordelière parisienne cupide ; continue par des jaunes mystérieux et s'achèvera Dieu sait comment, en eau de boudin ou de roche, va-t'en savoir, un romancier, tout ce qui lui passe par le citron…

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5

Le professeur Sauvy que je viens de consulter, m'assure que Béru veut dire par là qu'il est « harnaché de pied en cap ». On peut lui faire confiance.

San-A.