Onc ne répondant, je tourne la poignée et la bobinette choit. Les gonds grincent pareillement que les nôtres, là-haut. J'entre, Bérurier sur mes talons. On va au perron, une nouvelle sonnette, électrique celle-là… Je la presse. Une longue vrillance chatouille l'assoupissement de la maison. Nobody !
On se regarde, Mister l'incongru et moi.
Il hoche la tête.
— Vas-y, t'en crèves d'envie. J'espère que le taulier se rabattra pas pendant la visite touristique.
A moi, sésame. Je dois m'activer car la serrure est vachement coriace. Pour tout dire, y en a plusieurs, et des vrais qui te posent des colles comme les opuscules contenant les Mots masqués de poche.
Enfin j'ai gain de cause. La porte est blindée. Un froid redoutable règne à l'intérieur. De toute évidence, cette baraque est inoccupée.
A peine le seuil franchi, on sent qu'on se trouve dans un autre univers. A des milliers de kilomètres de Pantruche. Les odeurs avant tout. Des parfums étranges, peu compatibles avec nos narines occidentales. Et puis, dans l'entrée, vide de tout meuble, trône un bouddha sur un socle de bois doré. Un gros lard hilare qui ressemble à Béru. A droite, y a un salon, très chichement meublé d'une table et de quelques chaises de bambou. Au plafond, des lanternes… japonaises. C'est insolite car la vieille tapisserie mémère subsiste. Avec des scènes de chasse à la con : épagneul neurasthénique tenant un faisan mort dans sa gueule, chiens d'arrêt à la patte levée, vol de canards triangulaire dans des auréoles d'humidité. Ça fouette la délabrance…
La cuisine qui fait face n'est pas équipée. N'y subsiste qu'un tabouret laqué blanc, plus ou moins esquinté.
Je grimpe au premier. Puis au second. Toutes les pièces sont à peu près vides, si l'on excepte, çà et là, une natte posée sur le plancher.
C'est rare, à notre époque de surpeuplance, de trouver une grande maison inoccupée en plein Paris.
Je le fais observer à Bérurier.
Il se contente de branler ce que tu sais, et de soupirer :
— Louche, louche…
— Personne ne crèche ici, t'es bien d'accord ?
— Turellement.
Nous nous retrouvons devant le bouddha. Sa présence me trouble dans cette demeure si peu apte à l'héberger. Il fait quoi, céans, ce gros gus ? Il assure la présence de Dieu ? Un dieu jap, mais notre Dieu à tous, faut admettre et accepter, y en a pas trente-six. Ce qui diffère seulement, c'est l'image qu'on s'en fait selon notre parallèle.
— Bredouilles, fais-je.
Je sors dans le jardin abandonné qui ressemble presque à un coin de cimetière. Lui, il est resté français.
Je pense à ce bouddha brun, ventru et rigolard, seulabre dans cette maison déserte. On doit, de temps à autre, faire brûler des bâtonnets devant lui car une odeur subsiste, que je connais bien pour l'avoir reniflée dans des temples d'Extrême-Orient.
— Ohé, l'aminche !
Je me volte. C'est le Pachyderme, debout dans l'encadrement de la lourde. Tudieu ce que son ventre est gros ! Il réussit à le passer entièrement à l'extérieur tout en demeurant, quant à lui, dans la bicoque.
D'un hochement de menton il m'invite à le rallier. Il a son air de gros maquignon venant d'enviander un nabus.
— Quoi ?
— Descends au sous-sol avec ton petit outil, y a un truc machin chose dont j'voudrais y voir plus clair.
Il me drive derrière l'escalier, là que se trouve celui de la cave.
Au bas des marches, se trouve un quadrilatère encombré de rebuts divers. J'y jette un z'œil.
— Mais non, pas ça, crème de gland !
— Alors quoi ?
— T'es aveug', tu vas falloir ach'ter une canne blanche, mon minet !
Il a le geste du semeur pour me désigner un mur de briques dans lequel prend une porte de fer peinte au minium.
— J'veux bien qu't'es plus intello qu'maçon, dans ton espèce d'genre, mec. Pourtant, y a pas b'soin d'sortir d'la fac d'cimenterie pour piger qu'c'mur n'est pas d'originel et qu'il est récent, mords les joints : y n'sont pas tout à fait secs.
Il ajoute :
— La porte est fermée à clé.
Pris en flagrant délit d'incapacité, j'avale mon humiliation et me jette sur la porte comme un marin américain descendu de son porte-avions se jette sur une pute.
Là encore, la serrure proteste ; mais à cœur vaillant, rien d'impossible, et rien n'est plus vaillant que mon sésame dans le domaine de la serrurerie.
Cric, crac, la chasteté s'en va. Le vantail de fer cède sous ma poussée d'Archimède égale au poids du liquide déplacé, livrant accès à un local obscur. Un énorme commutateur est à portée de main. Il déclenche un déferlement de lumière aveuglante, froide et implacable comme des lumières de laboratoire. Nous découvrons une pièce d'environ six mètres sur quatre dans laquelle sont alignés six espèces de bacs blancs munis d'un couvercle bombé. Au pied de chacun, est fixé un étrange appareillage composé de compteurs et de câbles électriques reliés à un bloc mural.
— C't'une laverie automatique ? suggère le Prédominant.
Au lieu de répondre, je m'approche du premier bac dont je soulève le couvercle. Vide. L'intérieur est revêtu de polyester blanc. Un second couvercle, transparent celui-là, permet d'apprécier la finition de l'intérieur.
— Putain d'merde, à quoi slave peut-il servir ? s'enrogne mon ami.
Il soulève le second couvercle et le laisse retomber aussitôt.
— Ben merde, ça surprend ! bafouille-t-il.
Je vais renouveler son geste et alors… T'es assis, j'espère ? Non ! Ben assieds-toi ! Ah ! t'es couché ? Alors, reste-le ! Il a raison, Prosper : ça surprend.
Dans le deuxième bac se trouve une vieille dame japonaise, vêtue d'un kimono de soie violet et qui paraît extrêmement morte.
— Elle est en vrai ? balbutie l'Hydropique (du Capricornés)[6].
— J'en ai bien l'impression. On l'a mise en hibernation, Gros.
— Comme les marmottes ?
— Plus ou moins, oui.
— Pour pas qu'elle daube ?
— Si l'on veut.
J'examine les cadrans ; je n'y connais pas chouïette mais il me semble bien que l'un d'eux indique une température de moins trois cents degrés.
— Elle est vraiment clamsée ?
— Si elle ne l'était pas, elle s'enrhumerait sûrement.
Je vais alors vérifier le contenu du troisième bac. Oh ! pardon, ne vous dérangez pas pour moi, je ne fais que passer, tandis que vous, vous ne faites que trépasser[7] !
Dans le troisième container, repose une jeune femme qui, elle aussi, porte un kimono violet. Jolie, à sa manière. La figure large comme une roue de rechange, tu connais les Japs ; le soleil levant c'est avant tout leurs frimes en plat d'offrandes. Le rond rouge, sur leur drapeau, c'est ni plus ni moins que la silhouette de leur tronche.
Elle est blême, mais artistiquement maquillée. De la porcelaine ! Ses cheveux noirs, coiffés façon pièce montée avec des peignes comme des ridelles de charrettes siciliennes, accusent le fond de teint absolument blanc. On s'est vraiment mis en frais pour la jeune morte.
Cette femme du bout du monde, couchée dans ce cercueil réfrigéré, a je ne sais quoi de fascinant.
6
J'écris Capricorne avec un « s » parce qu'il en a deux, Alexandre-Benoît, et des chouettes : une vraie ramure !