— Si j'comprends bien, on va à la messe ? demande-t-il pour conclure.
— Pas tout à fait. On se contente de croiser dans les parages de l'église, mais tu pourras prier à distance si tu veux.
Il me faut, à cet instant, user d'un procédé littéraire dont je n'use pratiquement jamais et qui consiste à narrer dans la chaleur du présent une chose qui va se produire un peu plus tard et à laquelle je n'assisterai pas. Certes, je pourrais laisser filocher l'action, te la décrire, reçue par moi, c'est-à-dire la livrer telle que je la reçois moi-même, mais mon tempérament de romancier m'emporte et, pour ton bien, je le laisse faire. Entre la conscience du citoyen et la conscience professionnelle, existe un no man's land que je saute à pieds joints.
Ne me remercie pas : c'est la moindre des choses.
Mère Tatzi se pointe devant l'église Saint-Eloi-le-Juste. Je te signale au passage qu'Eloi fut le trésorier de Dagobert Ier avant de devenir le patron des orfèvres et des forgerons, et qu'il vécut dans les années 600, ce qui ne nous rajeunit pas. Comment ? T'en as rien à branler ? Et ta culture, dis, minable ? Quoi ? Tu préfères rester en friche plutôt que de te faire chier la bite à mémoriser des conneries pareilles ? Libre à toi, mon pote ; mais retiens bien ce que je vais te dire : mourir analphabète, c'est mourir deux fois. Cela dit, tu peux aller te faire voir, mettre et aimer chez les Grecs, Zoulous et coiffeurs pour dames.
Or, donc, reprends-je, mère Tatzi (surnommée la mère maquerelle supérieure) débouche, non les éviers mais sur la place de l'église. Ne trouvant pas de place pour garer sa voiture, elle stoppe au pied des marches du parvis et recule un peu de manière à ce que la Renault 5 se trouve exactement devant le panneau d'interdiction de stationner. Après quoi, en femme prudente, elle la verrouille et gagne le porche.
Saint-Eloi-le-Juste a été bâtie au seizième siècle avant Jésus-Christ, de ce fait elle est très obscure, comme toutes les constructions de cette époque ; je vois chez moi par exemple…
En pénétrant dans l'église, mamie Tatzie se signe après s'être humidifié l'extrémité des salsifis dans le bénitier de marbre. Puis elle a un petit coup de génuflexion en traversant l'allée centrale pour gagner le confessionnal indiqué par son correspondant. Drôle de lieu qu'une église pour fixer un rembour quand on est japonais, donc bouddhiste ou shintô.
Mémère retapisse la guitoune à péchés et écarte le bout de rideau chargé d'isoler le pénitent. Elle se dit qu'au cours de sa vie galante de gagneuse, elle a sûrement entendu dégoiser davantage de saloperies que la grille de ce confessionnal. Tous ces mirontons tenaillés par leurs glandes et qui rabattaient dans son secteur pour lui confier leurs fantasmes, elle te les mettrait bout à bout, la vioque, tu parles d'une chaîne d'arpenteur, mon neveu !
Bon, alors elle s'agenouille et elle attend. Dans son idée simplette, son terlocuteur a dû prendre place dans le compartiment du prêtre. Mais elle a beau se détroncher pour tenter de voir à travers la grille, le logement contigu lui semble désert.
Et voilà qu'un léger signal d'appel qui n'est pas sans évoquer une sonnerie de téléphone quand on a foutu de la ouate à l'intérieur de la sonnette retentit.
Ça vient d'au-dessus de sa tronche. Elle lève les yeux. Oui, oui, ça y est : elle avise un objet sombre accroché au ras du plaftard. Se dresse, l'attrape. Il s'agit d'un talkie-walkie. Sur l'engin un carton est scotché. Dessus, y a écrit : « Pour parler, appuyez sur la touche noire et relâchez pour écouter. »
La révérende mère Tatzi a déjà vu des films de guerre à la téloche. Et puis des flics dans les rues quand ça bouchonne trop et qu'ils s'annoncent la couleur à distance. Elle porte l'appareil à hauteur de sa bouche et presse le bouton noir.
— Voilà, j'écoute, chuchote-t-elle.
Elle relâche. Une voix prend le relais. Asiatique comme les précédentes. Mais une voix de femme, douce, sucrée, proférée par une bouche que la vieille pétasse imagine peinte en vermillon extra.
— Merci de vous être dérangée. Voulez-vous m'expliquer ce qui ne va pas ?
Mémère renquille la touche noire. Elle est sans complexe. Jacter, pour elle, fait partie de sa nature profonde. Non seulement elle a beaucoup écouté pendant son apostolat dans le frifri, mais elle a également beaucoup jacté.
Alors elle y va de sa complainte. Deux messieurs, hier, un beau et un gros… Dans la nuit, Marthe, sa serveuse qui… Et puis au petit morninge, Amédée, son rabatteur number one… Et alors, bon, on fait sauter ma tire dans l'espoir de nous neutraliser, mais ils ont une veine de cornards, ces perdreaux de merde… On opère une descente… Son coffiot… Le gars Amédée devient tortionnaire par trouille. Ça lui porte la cerise car il morfle une bombine en pleine poire… Nous, on la dépouille de son article pour la faire jacter. Stoïque, elle ne parle pas. On lui a engourdi toutes ses piastres, à mamie Tatzi. Les éconocroques d'une vie. Elle a compté, ça représente plus de quarante mille pipes et pas loin de cent mille coups de verges. Et certaines, d'icelles, espérez du peu mes bonnes gens, ont pas été toujours fastoches à encaisser. Elle te vous dit pas ça ! Elle en a pris des mastardes, comme évidemment des Japonais montés façon colibris peuvent pas se faire une idée. Des longues, pis que l'avant-bras. Des arquées, en forme de boomerangs ; et, sans compter les très navrantes, en chewing-gum tressé aurait-on dit, qu'il fallait se mettre sur orbite avec un chausse-pied en faisant semblant de trouver ça délectable.
On l'a dépouillée de tout, Mamie ; ç'a été la grande pillerie voyouse. Elle pleure. Elle y croit. D'évoquer ce mensonge la met en transe. Il a suffi qu'on lui crame deux liasses d'U.S. dollars pour lui donner la notion précise de la catastrophe intégrale. Elle imagine le dépouillement total, façon trappiste, juste un coin de terre à remuer pour préparer sa tombe. Elle dit que ça lui revient vachement grisol de servir de box-office, médème. Le péril jaune, elle y voit clair maintenant, elle sait à quoi il correspond. D'une chialerie l'autre, elle se met à espérer des rallonges bien superbes. Des fois qu'ils vont lui abouler un bouquet de compensation, va-t'en voir. Elle a accroché le pavillon pour les prévenir, ces gentils Jaunets. Il faut qu'ils sachent tout de son courage à Tatzi. Le comment elle se sera laissé dépouiller sans s'affaler. Une vaillante à qui on ne peut pas tirer les vers du nez. Oh ! que non ! impossible. Elle a été dressée par messieurs les hommes, elle ; à l'époque où il en restait encore, avec des burnes et des poings gros commak ! Des super-macs dont les casiers judiciaires étaient longs comme une nappe de banquet ! Elle en oublie où elle se trouve, la Mamie. D'ordinaire, on chuchote dans la guitoune aux fantasmes. Elle, fume ! La gueulanche. Elle renifle du Lincoln, du Washington, du Franklin, toute la grande famille dollars ! Allez, les verts !
Elle va tâcher moyen d'en affurer au passage. Faut toujours bondir sur les aubaines, saisir l'opportunité. Elle voit la grande brèche par où passer la pogne pour s'en gaufrer un max. Chiquer à la collaboratrice dévouée, tout en laissant entendre que si elle était moins hermétique du clapoir, vous m'avez compris vous m'avez, messieurs les samouraïs ? Bon.
La femme qui jacte dans l'autre talkie, elle reçoit le flot en plein dans ses mignons tympans nippons. Elle cherche pas à protester. Elle ponctue même pas d'onomatopées. Faut dire qu'avec ce système de « à toi, à moi », on peut guère tenir une converse à bâtons rompus. Alors elle laisse la mère Tatzi dégorger tout son soûl. Et puis, bon, à court d'arguments, aux limites de l'aphonie, la marchande de culs finit par la boucler.
— Vous avez bien tout compris ? elle questionne encore avec les quelques centimètres cubes d'oxygène qui lui restent dans les soufflets.