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— Ce serait folie que de chercher à l'être.

— N'est-ce pas !

Elle reste agenouillée sur la banquette de mon part et d'autre, accoudée à celle de devant pour bien opérer son gracieux mouvement de bassin. Et vogue la galère !

— Vous aimeriez un peu de musique pour accompagner ?

— Non, non, votre clapotis me suffit ; j'ai l'impression d'être Lamartine sur son lac, regardant ramer Elvire dans le couchant.

— Poète !

— Dans ces instants-là, comment ne pas l'être ! Active un peu plus, salope ! Là, oui. Parfait. Garde la cadence !

Elle s'anime. Se met à dérailler un peu du langage châtié ; me traite de dégueulasse, de fourre-bite, d'âne en rut, d'empafeur, de chibre en béton, de zob à tête chercheuse ! Elle s'anime, s'emballe des miches. « Ah ! oui ! Ah ! oui ! Ah ! oui ! » qu'elle s'écrie. La CX tangue. Une dame rechargeuse de cierges stoppe devant notre alcôve à roulettes, intriguée par les soubresauts de la bagnole. Moi je veux tout de même apporter ma contribuant à l'action. Y mettre du mien ! Donner du bélier. J'arc-boute, m'accroche aux branches, en l'eau cul rance, au montant du châssis. De ce fait, je presse la touche commandant la polaroïdisation des vitres, lesquelles redeviennent normales, mais on s'en aperçoit pas, au point de non-retour que nous sommes. La ciergère écarquille ses vasistas devant le prodige. Des verres teintés qui déteintent, merde ! Et pour te permettre d'admirer devinez quoi ? Une gaillarde en pleine frénésie en train de chevaucher un bel homme dans le forceps de l'âge comme dit Béru. Elle pige pas tout de suite la nature de ce steeple-chase, alors elle se penche pour mieux voir, écrase sa face de suif contre la vitre que tu croirais voir une tête de mort hallucinée. Je lui envoie un baiser du bout des doigts. Puis, lui désigne le solide cul de Thérésa en brandissant le pouce pour indiquer que la performance de ma collègue lui vaudrait la médaille d'or aux jeux Olympiques de la brosse. Madame la ciergeuse répond à mon signe de liesse par une grimace qui laisse deviner l'imminence d'une occlusion intestinale.

Outrée, elle s'en part raconter au peuple la dégradante nouvelle.

— Allez, allez, on y va ! On y vaaaa ! hurle ma consœur, dont le sensoriel débouche dans la zone magnétique.

Galamment, je la laisse arriver à bon port, puis je la rejoins sans grandiloquence. Elle éclate alors d'un bon rire de luronne comblée.

— Comment trouvez-vous ma bagnole, commissaire ?

— Je ferais volontiers Paris-Dakar à son bord, affirmé-je.

Elle se laisse quimper à mon côté, haletante.

— J'avais besoin de ça pour chasser la vilaine image de mon esprit, avoue-t-elle. Il faut toujours répondre à la mort par la vie. Dites, on se quitte déjà ?

Son sourire est mal assuré et ses yeux énergiques contiennent un certain vague à l'âme.

— Pourquoi nous quitterions-nous en si bon chemin ? Mon enquête est cahotique, tortueuse. J'ai besoin d'aide, chère Thérésa.

La scène suivante, si tu veux bien, a lieu quatre heures plus tard au Yaton Ton Kékon, un luxueux restaurant japonais de Passy. Ambiance gaufrée. Décor laqué en noir avec des dorures dragonales, des lanternes rouge et jaune, des nappes orangées. Une musique nasillarde « de là-bas » nous scie les tympans. C'est lancinant, bredouilleur avec des nostalgies à la Maâme Butterfly, juste pour dire. « Tzoin in in »… Une corde qui vibre longtemps, à l'unisson d'elle-même.

On nous a servi un gros poisson cuit à l'étuvée, dont les ouïes bougent encore.

— Si vous voudriez bien m'escuser, dit Béru, y m'les brise, ce poiscaille, c'te manière de faire bravo av'c ses baffles. J'aime becter frais, mais y a des limites.

Il arrache l'une de ses godasses et s'en sert comme gourdin pour estourbir le malheureux hotu.

— Qui qui chose ni va pas, m'sié ? s'affaire le loufiat.

Le Gros bougonne :

— Vos barbeaux, c'est comme vos bagnoles, on est obligé de les finir à la main ! Trouvez-moi dare-dare une paire d'lunettes d'soleil, y a aussi ses yeux qui m'gênent. Il est là qui s'regarde bouffer av'c ses lotos de myope ; y m'intimide ! Vous pouvez toujours escrimer, rien n'vaut not'entr'côte de bœuf pommes frites. Elle, au moins, elle vient pas nous bigler avec insisterie pendant qu'on la becte !

Le serveur, docile, amène les besicles souhaitées. Sa Majesté en affuble le gros poisson que nous achevons de dépecer le cœur à l'aise.

Repas faisant, je résume à ma vaillante consœur mes avatars en cours. Elle m'écoute avec un intérêt qui va brioche[8]. On sent la professionnelle. Elle émaille mon récit de brèves et pertinentes questions prouvant qu'elle assimile admirablement les données du problème.

— Jusqu'ici, commissaire, vous avez un peu joué le Boléro de Ravel, non ? Vous questionnez Untel, et puis Unetelle, et puis Chose, et puis Machin… Sans vouloir vous vexer, vous menez une enquête de gendarme.

— Les enquêtes de gendarme sont les plus solides, objecté-je.

— Parce qu'elles s'appuient sur la logique et l'opiniâtreté, admet Thérésa ; mais dans le cas présent, vous avez affaire à une association de terroristes japonais. Ces gens sont rusés, insaisissables, implacables. Quand bien même vous parviendriez à mettre la main sur l'un de ses membres, ça ne vous mènerait probablement nulle part. Et au fait, posant la grande question, celle qui conditionne tout le reste : vous cherchez quoi ? Quel est votre but dans ce micmac ? Abattre le K.K. Boû Din ? Vous savez bien que vous n'êtes pas de taille à réaliser un tel exploit.

« C'est comme si on vous demandait de liquider les Brigades Rouges ! Alors ? Vous espérez remettre la main sur votre saloperie d'ogive secrète ? Depuis le temps qu'elle a disparu, elle a été dûment cédée à qui la voulait. Quoi d'autre ? Trouver le cadavre de Van Trilöck ? Je doute que sa sépulture vous empêche de dormir… Si vous voulez ma pensée intime, vous perdez votre temps, mon beau commissaire. Et il n'est rien de plus triste en ce monde que de voir un homme comme vous perdre son temps. La seule chose positive dans cette histoire, à mes yeux, c'est l'instant que nous avons passé dans ma voiture. »

Elle avance sa main hardie sur la mienne, la caresse. Voilà mon bip-bip qui la ramène, comme si c'eût été cette pression tendre qui le déclenchât.

— Merde, encore ! Que peut-il y avoir de nouveau après l'équarrissage de la vieille ? Me dis pas que les Japs remettent ça ! Ils sont encore en train de rigoler de leur bonne blague !

Je vais tuber au sous-sol.

Mathias encore ! Toujours égal à lui-même.

— Du nouveau ? je demande.

— Un message tous azimuts de l'Elysée : Bérurier doit se mettre en rapport immédiatement avec le président de la République.

— Tu es sûr, Rouquin ? On n'est pourtant pas le premier avril.

— C'est tout ce qu'il y a d'officiel, commissaire.

— Bon, je lui transmets.

Mathias se ramone les tuyaux d'un raclement gorginal.

— De votre côté, cela avance ?

— Non, de mon côté, cela recule. Mon drame, fiston, c'est de remuer ciel et terre pour chercher quelque chose et de ne pas savoir ce que je cherche.

Il a un léger ricanement.

— Ce qu'il y a de formidable avec vous, c'est que vous allez le trouver tout de même, monsieur le commissaire.

Belle preuve d'admiration, non ? Ou de flagornerie indicible…

Je rejoins mes compagnons de table et transmets l'ordre élyséen au Gros. Tu crois qu'il marque une quelconque stupeur, cézigue ? Que tchi. Rien ne l'estomaque jamais. Il accepte tout de la vie avec une maîtrise impressionnante : les gens, les faits, les joies, les peines. Un roc ! Un pic ! Un mirandole !

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8

San-Antonio écrit plus vite qu'il ne pense. Ainsi, il est hors de doute qu'il a voulu dire ici que l'intérêt de sa consœur va croissant.

Jean Dutourd