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Il se lève en soupirant.

— Ça doit z'êt' l'président, j'ai bien vu que j'l'avais tapé dans l'œil…

Et il disparaît.

Thérésa sourit.

— C'est votre bouffon ?

— Non, ma chérie : c'est mon ami !

Elle picore quelques grains de riz dans son assiette.

— Qu'allez-vous faire, maintenant ?

— Un effet de théâtre, réponds-je.

— C'est-à-dire ?

— Attendez l'addition, vous verrez.

Elle me défrime à la loyale, ses yeux décidés braqués sur les miens comme des phares. On lutte un instant, telles deux bagnoles en train de s'arroser mutuellement sans que l'un d'eux se résolve à se mette en code.

— J'ai de nouveau envie de vous, commissaire, murmure-t-elle.

— La commande est enregistrée, ma chérie.

Béru revient. Il marche drôlement. Avec une lenteur d'homme ivre. Il pose un pied au sol, hésite avant d'en décoller l'autre… Il bombe la poitrine, conserve le menton pointé vers les lanternes accrochées au plafond. Je le trouve impressionnant. Il s'assoit en tâtonnant du postérieur, place ses coudes sur la table, dont un dans son assiette, prend sa lourde tête dans ses non moins lourdes mains.

Il paraît méditer car il tient ses yeux fermés.

Je respecte son mutisme impressionnant. Nous le contemplons, bouche bée, en attente. A la fin, il frissonne, redresse son buste altier, rouvre ses stores.

— On n'peut pas s'imaginer un'chose pareille, déclare cet être d'exception ; sauf quand t'est-ce on s'est ramassé une pinture à pisser cont'les meubles.

— Dis ! ordonné-je sur le mode imploratoire, ce qui peut te paraître paradoxal, mais je t'emmerde.

Il gonfle son poitrail, balance une tornade carbonique sur les plats vides.

— J'ai z'eu l'président soi-même, personnell'ment.

— Eh bien ?

— Paraît qu'il prépare un reniement ministériel.

— Un quoi ? souffle Thérésa.

— Un remaniement ministériel, traduis-je. Bon, et alors, Gros ?

— Alors, y m'demande d'êt'miniss, mon pote. Tout conn'ment. Miniss, moi, Béru. Et y m'l'a d'mandé d'une telle façon que j'ai pas pu y r'fuser. D'ailleurs, c't'un homme qui sait c'que vouloir veut dire.

Je laisse déferler la horde de sentiments contradictoires qui me chargent au triple galop. La vie est un conte de fées ! Un tas de merde, aussi. Un bain de connerie dans lequel tu macères. On y reçoit des fleurs, des coups de pompe dans le cul. On y chante, on y pleure, on y prend son pied…

Thérésa réagit avant moi.

— Ministre de quoi ? demande-t-elle.

Bérurier sort de son extase.

— Hmmm ? Quoi-ce ? Pardon ? Vous m'causez ?

— Je vous demande quel ministère le président vous propose ?

Son Excellence enfle ses joues, pète de la bouche et soupire :

— J'ai pas fait attention, mais quelle importance ?

EIGHT

Nous regardons s'éloigner le nouveau ministre, songeurs.

— Croyez-vous que ce soit possible ? balbutie Thérésa, décontenancée.

— Oui, dis-je, car tout est possible ; car tout est vrai, sauf la vie, cette illusion à grand spectacle.

— Le président se serait entiché de ce gros sac au point d'en faire une Excellence ?

— Pourquoi pas. C'est un homme (je parle du président) qui aime à intriguer, sachant que la surprise constitue la dynamique de l'intérêt. Il stupéfie pour avoir l'air stupéfiant ; contrairement à De Gaulle qui était stupéfiant et qui stupéfiait malgré lui. L'un et l'autre connaissent la souveraine connerie du peuple. L'un et l'autre l'auront exploitée ; le Grand par vocation naturelle, l'autre par manque de conviction profonde. Entre le trop-plein et le trop-vide, la France poursuit sa route.

Là-dessus, je fais signe au serveur de m'apporter la note. Elle était déjà prête. Je dépose dans l'assiette ma carte de l'Américain Express. Il va paperasser, m'amène la fiche à signer, ce dont je. Je lui attrique un talbin pour son service zélé ; mais, au moment où il va s'évacuer, je l'arrête.

— Dites-moi, mon jeune ami, le patron, c'est bien ce monsieur vêtu de sombre, avec des lunettes, là-bas, près de la caisse ?

— Oui, missieur.

— Son nom est bien Yamaha Késouton Ku ?

— Ci ça, missieur.

— Vous voulez bien lui remettre ceci de ma part ?

Je dépose dans l'assiette une pochette kodak contenant deux épreuves des photos que j'ai prises dans la maison inhabitée (sauf par des cadavres) de la rue Gaston-Debois.

Le garçonnet s'incline et se dirige vers le taulier. Moi, pendant ce temps, je cesse de m'occuper de lui. Prenant un air dégagé, je rapproche ma chaise de ThéréSa et saisit ma consœur par le cou.

— Vous allez voir, petite, ce qui va suivre risque d'être bien.

— Pourquoi ?

— Je viens de faire remettre au patron les clichés des deux femmes mortes dans les cercueils congélateurs.

Elle se fend la poire.

— En effet, ça peut être délicat…

— Ne regardez pas dans sa direction, surtout. Soyons enjoués, détendus. Parlons d'autre chose.

Provocante, elle me lance :

— De quoi, beau commissaire ?

— De vos seins, par exemple. Lors de notre « entretien » à bâton tendu dans la voiture, ils n'ont pas été à l'honneur, et Dieu sait qu'ils le méritent. Sachez qu'ils suscitent chez moi un intérêt que je souhaiterais leur témoigner dans d'assez brefs délais.

— Il ne tient qu'à vous, chef.

C'est curieux, parce que, pour tout de dire, Thérésa n'appartient pas au groupe de bonnes dames qui mobilisent d'ordinaire mon intérêt. Son côté femme virile, force et santé, vie au grand air, monitrice, cheftaine, ne constitue pas mon idéal féminin. Moi, j'aime les vraies gerces, en général, les celles qui ont du tempérament, certes, mais uniquement pour la baise. Mon côté macho dénoncé par tant de femelles (auxquelles je ne porte pas attention, évidemment). Malgré tout, comme toute règle comporte des exceptions, elle me plaît la Thérésa. Probable, à cause de sa bagnole « aménagée » pour la tringlette urbaine. Y a un côté viceloque là-dedans qui m'a séduit. Il arrive que l'homme le plus sain succombe à de louches tentations. Mais n'est-ce pas naturel, si tu réfléchis ? Il n'y a pas trente-six façons de faire l'amour ; ramenées à l'essentiel, tu ne disposes que de deux possibilités fondamentales, qui sont antipodiques et que je ne préciserai pas davantage parce que je suis lu dans toutes les fausses couches de la société et qu'après y a des malbaisants et des malbaisées qui colportent, font des gorges tu sais comment ? Chaudes !

Alors donc, pour t'en revenir, étant limité à ces deux solutions, si tu veux varier, t'es obligé de te rabattre sur le décor et la mise en scène. Une partie de jambons réalisée par des nabus, elle varie pas chouïa d'une autre pratiquée par des gorets et des clébards. Mais mise en scène par Robert Hossein, alors là, pardon, ça peut devenir du grand art (ou du grand dard, selon).

— Je vous demande pardon, monsieur…

J'interromps la promenade de mes lèvres sur la nuque de ma collègue pour faire front à mon interpellateur, c'est-à-dire à M. Yamaha Késouton Ku, le très honorable patron de cet établissement.

— Oui ? je lui fais-je avec tant de candeur que je pourrais en revendre dans les couloirs du métro.

Il me tend les photos.

— C'est vous qui me donnez ça ?

— Elles sont excellentes, n'est-ce pas ?

— Je ne comprends pas…

Il est tout petit, M. Késouton Ku, avec un beau visage de tarte au citron à lunettes. Ces dernières possèdent des verres très forts qui grossissent exagérément les deux virgules noires de son regard.