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— Vous pouvez les conserver, lui dis-je, j'ai les originaux.

Je me lève, écarte la chaise de ma compagne, mû par cette galanterie qui, jointe au don de la minette chantée, a fait la réputation du Français au-delà des mères.

— Compliment à votre chef, M. Yamaha Késouton Ku, sa façon de ne pas faire cuire le poisson est prodigieuse.

Je prose son imper à Thérésa. Elle passe la manche dans le style de Blériot.

Le restaurateur nippon (ni pauvais) est battu sur le terrain de l'impassibilité. Je fais la pige à un lord britannouille. Mon calme, mon détachement enjoué, venant après ce curieux présent le déconcertent par trop. Il se demande ce que je bricole et où je veux en venir. Il est asphyxié, le bon Jap. « Mais, se dit-il dans une grosse bulle emplie de petits dessins au pinceau, mais ! il s'en va ! Ce type et cette fille, les voilà qui vont partir sans explication ! »

Alors il trottine sur nos talons jusqu'à la porte. Il sort en même temps que nous. Il nous filoche tandis que nous rallions la CX ultra-confortable de ma collègue. Je tiens sa portière ouverte à Thérésa. La ferme et contourne l'auto pour aller me déposer sur le siège du passager.

Je continue de comporter comme si je le voyais pas.

— Monsieur ! Monsieur ! il me lance d'une voix angoissée au moment où je prends place.

— Oui, c'est à quel sujet ? je condescends, sans descendre.

— Il faut que nous parlions, bredouille-t-il de sa voix nasale.

— Parler de quoi ? je lui demande avec toujours la même placidité océane.

— Mais de… de…

Il brandit les deux photographies qu'il n'a pas lâchées.

— Etes-vous en mesure de me fournir des renseignements sur le K.K. Boû Din, monsieur Késouton Ku ?

Il déguste, l'auguste. Vlan ! dans les gencives !

— Le… quoi ?

— Bon, alors nous n'avons rien à nous dire, vous pouvez démarrer, Thérésa !

Elle décolle en souplesse du trottoir, branche de la musique à son cassettophone.

Le taulier me jappe au nez, comme on disait puis, à l'école primaire où se forgèrent tant de grands Français.

— Attendez ! Attendez !

Il se met à nous cavaler au fion. Thérésa qui l'observe dans son rétro murmure :

— Vous le chambrez de première, commissaire. Beau travail !

— Ralentissez !

Elle freine, Yamaha nous rejoint. Je me tire-bouchonne pour, depuis l'intérieur, lui ouvrir la porte arrière. Essoufflé, l'homme se jette dans ma tire.

— Puisque vous y tenez ! lui dis-je.

Et, à ma camarade de coït, entre mes dents :

— A la Grande Taule, chérie !

Nous n'en cassons pas une pendant le trajet. Il se passe un phénomène étrange, si je puis dire malgré le caractère pléonasmique de l'expression : le Japonais se livre à moi délibérément. Avec mes deux photos, je lui ai démontré une puissance qu'il ne songe pas à contester. Il sait que je tiens le couteau par le manche et s'en remet à mon bon vouloir ou à ma malignité. Que je me montre magnanime ou cruel, il accepte par avance. Je suis l'envahisseur ; je viens d'investir son destin. Il déploie à mon endroit le fatalisme qu'on montre devant une inondation.

La cassette branchée par Thérésa est de Renaud. Un super-champion. Un infini pas con. Un incontestable. Le poète le plus poétisant de cette époque d'archimerde (sans principes). Le prince du pavé. La nostalgie arrivée à bon port. Un mord-con ! La noblesse de la timidité ! Brandisseur de glaves ! Et si frileux de l'âme, je le sens bien, que je l'emmitoufle de ma tendresse !

Renaud chante le gitan, la zone, le couteau, le clébard, les lunettes retrouvées de son taulard… Salut, le gitan, salut le manouche… Salut, Renaud. Que les saigneurs soient loin de nous ! Trouverons-nous assez de mots pour y noyer tous les merdeux ? Chauffe, mon petit mec, chauffe ! C'est pour la dignité que tu égosilles, et ils n'en savent rien.

— Vous l'aimez ? demande Thérésa.

— Davantage encore !

Le Japonouille derrière écoute-t-il ? Et si oui, comprend-il ?

On déboule à la Maison Pébroque.

— Venez, mon cher ami ! invité-je.

Messire Poisson Cru me suit ; Thérésa ferme la marche. Je longe des couloirs méandreux pour gagner des locaux tout à fait marginalisés. On doit restaurer cette partie de la Poule depuis cent ans, mais les crédits tardent, tu sais ce que c'est ? Enfin, maintenant que nous avons un ministre issu de la Boîte, ça va peut-être débloquer un peu. On atterrit au fin fond de la délabrance dans une pièce du genre cellule-bureau. Fenêtres grillagées. Une table vernie avec un téléphone, trois chaises, une armoire murale, une banquette recouverte de moleskine noire, le long du mur. Pas la joie. Le contraire. Du Sartre de l'époque rose ! L'ambiance te choit sur la coloquinte.

— Asseyez-vous, monsieur Késouton Ku.

Le Jap obtempère. Il est sérieux comme un bonze en bronze. Thérésa s'installe derrière lui, sur la banquette, tandis que je contourne le burlingue pour la place number ouane.

— Vous désiriez me parler ? demandé-je à mon locuteur.

Il dépose les deux photos sur le bureau.

— Qui vous les a remises ? demande-t-il.

— Le photographe chez qui je suis allé les faire développer.

— C'est vous qui avez… photographié ?

— Dans la cave de la rue Gaston-Debois, oui.

Le brin de safran déglutit péniblement.

— Je suppose que vous vous posez certaines questions ? il s'enhardit.

— Je crois que c'est vous qui vous posez certaines réponses, ricané-je.

Un peu surréaliste, mais il est intelligent.

Je le contemple rêveusement, me demandant si j'ai devant moi un commerçant qui rend des services au K.K. Boû Din, ou bien un authentique agent du K.K. Boû Din possédant un restaurant en guise de paravent. Je pencherais nettement pour la première hypothèse. Visiblement, ce monsieur est sur des charbons ardents. Je suis prêt à te parier le slip de zinc de Mme Thatcher contre une culotte de Pau (Pyrénées-Atlantiques) que ce canari à lunettes est racketté par d'organisation secrète japonouille. On a barre sur lui, on l'utilise, on le manipule et ma brusque intervention, photos compromettantes à l'appui, fout une consternation merdatoire terrible dans sa vie. Il a pignon sur rue, cet homme, un restau à la mode où le Tout-Pantruche se presse pour aller bouffer des poissons vivants et des homards qui te serrent encore la pince, quand soudain, la foudre ! San-Antonio, puisqu'il faut l'appeler par son nom, se précipite sur sa réussite.

Même dans cette partie merdeuse de la Maison Pébroque, les pièces sont équipées d'un diffuseur général. Le nôtre, que les araignées ont tartiné d'une couche épaisse commako, se met à graillonner. Puis une voix rendue métallique et caverneuse par les carences de l'installation retentit :

— Commissaire Sant-Antonio, il paraît que vous êtes dans la maison, pouvez-vous me contacter d'urgence au bureau 118 ? Merci.

Tiens, il a largué les établissements Tatzi, le Rouquemoute. Je décroche le biniou et réclame le 118 au standard.

— Besoin de moi, Blondinet ?

— J'aimerais vous parler, je peux venir ?

— Non, j'arrive.

« Pas moyen de rester peinard, ronchonné-je. Thérésa, ma beauté, vous voulez bien commencer de prendre les confidences de notre ami Késouton Ku. »

— Volontiers, big chief !

— Dans la voiture, pendant notre charmant tête-à-dos, j'ai cru remarquer que vous portiez un ravissant pistolet au-dessus de la fesse gauche ?