— Je suis ambidextre, big chief.
— L'essentiel est que vous ne vous laissiez pas intimider !
— Froid aux yeux, moi ? Avec mon thermolactyl, vous rigolez !
Elle me clape un bisouillet mutin et vient prendre ma place.
Le Rouquinuche a endossé une blouse blanche (à ses origines, mais qui ressemble maintenant à une toile du cher Mathieu, à qui j'adresse toutes mes amitiés au passage). Un plateau à repas est posé devant lui, sur le burlingue, mais au lieu de bouffe, il contient des brins de décombres noircis et déchiquetés.
— Et alors, l'Albinos, on fait joujou ? gouaillé-je en désignant son foutu bric-à-brac (mar).
Ma boutade (à l'ancienne) ne lui monte pas au nez et il reste plein (c'est-à-dire un pas vide). Je le trouve sacrément soucieux, le Suédois.
— T'as des coliques néphrétiques, gars ?
— Je me tourmente pour Pinaud, commissaire.
— Quoi, Pinaud, je l'ai vu tantôt, à Saint-Eloi-le-Juste où il ressemblait davantage à un cierge qu'à un sacristain, mais il avait toujours le pompier de Bonneuil.
— Il vient de se passer des choses qui ne me plaisent pas.
Et il me raconte qu'après le bombinage de la mère Tatzi, Pinuche lui a téléphoné en lui donnant la marque du talkie-walkie restée apparente sur l'un des débris ; il a, autant que faire se pouvait, fourni une description de l'appareil et demandé au Rouillé, grand technicien en audio-visuel, la portée d'un tel engin. A cause de la charge d'explosif télécommandée, Mathias a estimé que le second talkie-walkie ne pouvait être situé dans un rayon supérieur à cinq cents mètres du premier. Pinaud l'a remercié et a raccroché sans fournir d'explication.
Trois heures plus tard, Baderne-Baderne a rappelé l'Incendié.
— Il jubilait, m'affirme Mathias (qui est aussi la tienne, alors appelons-la Notrethias). Il m'a dit, et je vous en demande bien pardon, qu'il était plus malin que vous.
— Il ne faut pas attacher trop d'importance aux divagations d'un vieillard, assuré-je.
Mon collaborateur amorce deux centimètres d'un sourire qui, décidément, ne peut éclore.
— « Il ne m'aura pas fallu longtemps pour retrouver les assassins de la dame », a-t-il assuré. Et puis, plus rien, poursuit Notrethias. Ou plutôt si : un choc sourd, quelques secondes de quasi-silence et la communication a été interrompue.
— Qu'appelles-tu « quasi-silence », fiston ?
— Eh bien, des heurts, des froissements d'étoffe. Mais légers et brefs. J'ai attendu, espérant que Pinaud me rappellerait ; il ne l'a pas fait.
« Je me suis fait apporter les restes du talkie-walkie ici pour les examiner et je travaille dessus comme un dingue. Mon appréciation première était exagérée. Le détonateur commandant l'explosion de la charge logée dans le talkie-walkie se trouvait à cent ou cent vingt mètres de celle-ci. Mon sentiment, commissaire, c'est que Pinaud est parvenu à localiser le terroriste qui manipulait l'appareil. Il s'est mis en planque pour le sauter ; mais on l'a repéré au moment où il me prévenait et neutralisé. Qu'en pensez-vous ?
— Laisse quimper ta bimbeloterie et suis-moi, l'artiste ! réponds-je, les chailles crochetées par la trouille.
La nuit est là, falote, timide, avec encore des traînées claires et des espèces de brumassés qui s'effilochent avant d'avoir pu s'épaissir.
La circulation est pratiquement nulle sur la place de l'Eglise. Quatre vieux platanes scrofuleux permettent aux clébards de lever la pattoune du soir. Les birbes baladeurs de fox-terriers tendance corniauds composent le gras de la société encore dehors dans ce quartier paumé. Us attendent les pipis vespéraux, plus dociles que leurs cadors, au point que ce sont eux qui ont l'air d'être tenus en laisse. L'étrange ballet des convoyeurs de pissats te fait froid au bide. Cette mornitude infinie, cette ronde des six-pattes, avant les dernières informes, te permet de mesurer la vasouillance de leur destin et du tien, en complément de programme. On est tous des pisseurs de chiens, les gars, et on s'appelle tous Médor dans la passivité. Colonel Médor, des services bidets ! Porte-coton Médor, attaché à la personne du P.-D.G. Médor, lui-même enrôlé dans la brigade des cocus. Poussez pas ! Y aura de la place pour tout le monde !
J'évalue les dimensions de la place. L'église Saint-Eloi est érigée en son centre. Combien de l'édifice aux immeubles qui l'entourent ? Quatre-vingts mètres ? Mathias est d'accord sur cette évaluation.
— Donc, la personne au détonateur se trouvait dans l'une des maisons avoisinantes, soliloqué-je.
— Ou dans une voiture stationnée à proximité, émet le Red.
Il flamboie dans la lumière tombant d'une pharmacie restée éclairée, mon pote. Sa tronche, tu dirais le drapeau soviétique, c'est rouge avec du doré.
— En ce cas, il s'agirait d'une voiture fermée, style fourgonnette, car un Jaune usant d'un talkie-walkie aurait éveillé l'attention.
On fait le tour du quadrilatère, à petits pas, tels deux potes qui viennent de claper ensemble et s'apprêtent à se quitter.
— Il n'était pas dans une voiture, fais-je en me cabrant.
— Vous croyez, monsieur le commissaire ?
— Si cela avait été le cas, il aurait décampé, dès son coup fait ; or Pinaud a découvert sa piste plusieurs heures après l'attentat de l'église puisque, tu le dis toi-même, il exultait et prétendait tenir les assassins.
— Rien ne prouve qu'il les a trouvés aux abords de l'église, patron. Il a fort bien pu lever une piste, obtenir un témoignage qui l'aurait aiguillé sur d'autres lieux ?
— Certes, mais cette piste, il l'aura levée dans ce secteur. S'il s'est enquis de la portée possible des appareils, c'est bien qu'il comptait explorer les environs ?
Nous voici de retour à notre point de départ. En pleine supputation. Tonthias tient à sa version du véhicule ; faut dire qu'il a des arguments valables pour.
— Mettons-nous à leur place, commissaire. Les types du K.K. Boû Din constatent que le pavillon d'alerte a été hissé chez la mère Tatzi. Ils entrent en contact avec elle ; la dame leur déclare qu'elle veut leur parler. Que font-ils ? Ils décident d'entendre ce qu'elle a à leur dire et, au besoin, de la liquider après ses confidences. Leur vient alors l'idée d'un confessionnal équipé d'un talkie-walkie piégé. Ils jettent leur dévolu sur cette église tranquille, installent leur matériel et préviennent Mme Tatzi. Ils n'ont guère le temps d'établir un bivouac autre que volant pour se tenir à distance, donc, ils usinent depuis un véhicule, probablement utilitaire, comme vous l'avez fait remarquer.
Je ne me contente pas de ce bref et maigre hommage rendu à ma sagacité.
— La différence qu'il y a entre ton raisonnement et du papier chiottes, Rouquin, c'est qu'on ne peut pas se torcher les miches avec lui. Moi, je vais te donner ma version. Les Jaunets du K.K. Boû Din, s'ils ne sont pas agnostiques, sont bouddhistes ou un truc de ce tonneau, en tout cas pas catholiques. L'idée du confessionnal n'a pas pu leur venir spontanément. Ce confessionnal était déjà en service pour eux. Ils l'avaient utilisé antérieurement pour communiquer avec des mecs sans recourir au bigophone. Et donc, ils disposaient d'un pied-à-terre dans le quartier. N'oublie pas, Mathias, qu'ils sont jaunes et qu'on les repère aisément.
— On les repérerait davantage s'ils étaient sédentaires ! ricane l'Ecarlate.
— Eh bien, justement non, mon pote ! Si un Jap habite dans le coin, s'il est familier aux gens du quartier, personne n'y fait plus attention ! Il suffit que les chefs de l'organisation lui dictent sa conduite pour qu'il aille déposer le talkie-walkie dans le confessionnal, qu'il communique avec le « client » du jour, puis vienne reprendre son matériel plus tard. Onc ne s'occupe de lui…