— Je ne suis pas convaincu, s'obstine Van Gogh.
Moi, tu me sais par cœur (et aussi par chœur quand je suis devant une église). Un vieux pisseur de clebs se la radine, chaussé de charentaises, avec six gilets de laine superposés et un béret extrêmement basque. La bête qui le flanque est un loubard de Poméranie bouffé aux mites androgynes. Sa queue touffue se dépoile et s'enroule mal. Il a de l'asthme, ce pauvre biquet, pire que le maîmaître concon, ce qui l'oblige à s'arrêter tous les quatre pas pour essayer de débigorner ses soufflets.
— Je vous demande pardon, monsieur, j'aurais besoin d'un renseignement.
Il se cabre, déjà effrayé, se croyant attaqué dans le cadre de la campagne vieillardicide.
Pour le calmer, je lui fourre ma brème à quatre-vingts centimètres des bigarreaux pour qu'il puisse la lire, en grand presbyte diplômé de l'Etat.
— Popo… il commence…
— … Lilice, complété-je. Vous habitez le quartier, je subodore ?
— Oui, en effet, rue du Général-Mormele, à deux pas.
Il a la voix d'une cornemuse trouée qui aurait paumé sa rustine.
— Je vous en félicite, lâché-je pour amorcer, alors dites-moi, mon général, auriez-vous pour voisin un Asiatique quelconque ; genre chinois ou japonais si tant est que vous puissiez faire une différence entre les deux marques ?
A question insolite, non-réponse insolite. Le vieux, baladé par un loulou de premier avril, se met à siffler du nez tel le bec d'une théière électrique. Il ouvre sa bouche et la referme à plusieurs reprises pour vérifier le mécanisme de son râtelier acheté au B.H.V. Ses yeux, expressifs comme deux glaves de phtisique, se mettent à chercher un point d'appui, n'en trouvent pas et basculent en arrière. J'attends que la crise soit passée tandis que le cador hume le bas de mon pantalon comme s'il était taste-parfums chez Lancôme.
— Un Chinois ? finit par balbutier le père Six gilets.
— Ou un Japonais ! complété-je. Et probablement un Japonais !
Il sent la vieille sueur sédimentaire, le pépère au chichien. Six gilets ! Il en pose deux quand vient l'été. Le jour où il se foutra à poil, pour une radio de l'estomac, tu parles d'une mue !
— Non, non, je connais pas, assure le vénérable branleur…
Le sourire triomphant de Mathias fait un bruit d'utérus visité.
— Vous êtes sûr ? maussadé-je.
— Un Japonais ou un Chinois ? insiste le dabe au clebs.
— Voire un Vietnamien, je ne suis pas sectaire, il s'agirait même d'un Cambodgien, je serais preneur…
— Non… Non. Il y a des Maghrébins. Un Sénégalais… Un Yougo…
Il mémorise…
— Je vois pas de Japonais. Vous m'auriez dit une Japonaise, je vous aurais répondu, y en a une qui fait esthéticienne juste en bas de mon immeuble, mais un Japonais, alors là, non, franchement…
Mon premier réflexe est de regarder Sathias. Le triomphe rend vaniteux et mesquin. D'abord, y a-t-il triomphe ? Rien d'autre ne l'indique que cette certitude intime qui, chez nous autres, perdreaux, se nomme le flair (en anglais : the flair). Il sourit mou, un peu contraint, déjà penaud, sachant bien qu'au jeu de la gamberge, le beau Santonio est imbattable.
Une Japonaise !
Et qui « fait » esthéticienne, la chérie. Dans ce quartier maussade, modeste… Ne doit pas avoir lerschouille de clientes, cette geisha.
— Vous voulez bien me montrer sa boutique ?
— Suivez-moi, je rentre, Alonzo a fait sa crotte.
La distance est brève, chemin faisant, le vieux moudu nous raconte que cette personne s'est établie rue du Général-Mormele voici quelques mois. Elle a acheté la teinturerie de Mme Philibert qui s'était teinte puis s'est éteinte. Elle l'a aménagée en salon de « Soins et Beauté ». Une personne silencieuse, comme le sont « ces gens-là ». Pas mal, sans doute pour les Nippons, mais un peu trop « omelette de six œufs » pour un Français moyen.
Oui, elle habite au-dessus de son magasin. Si elle reçoit des compatriotes ? Cela arrive, mais c'est pas systématique. Elle est d'une grande discrétion. Ses affaires ne semblent pas des plus prospères, faut dire que dans ce quartier on est pauvre, donc moche et, partant, on n'a pas besoin de soins de beauté. Y a que les jolies bourgeoises qui se font mignarder la gueule entre deux coups de bite mondains. Dans le coin, c'est un petit coup de rouge à lèvres et en avant la musique !
Il nous déponne la lourde de son immeuble. Alonzo, le loulou de pommier rassis lancequine contre la porte cochère une dernière fois avant d'aller coucouche-panier. Tandis qu'il s'extirpe quelques gouttes de la vessie, le père Ramolinos demande :
— C'était bien un Japonais que vous cherchiez ?
— Exact, mais quand on ne trouve pas le mâle, on se rabat sur la fumelle, lui dis-je.
Il acquiesce, admettant le fait sans objecter.
— Elle a fait quelque chose ?
— Non, mais nous nous intéressons également aux gens qui ne font rien, vous savez !
— Vous avez raison.
Mathias me touche du coude.
— Vous avez vu, patron ?
Il me désigne une cabine téléphonique blottie dans un renfoncement, juste à côté de l'immeuble.
— Tu penses à Pinuche ?
— Oui. C'est peut-être de cette cabine qu'il m'appelait ?
— Pas impossible, grand. Je vois que t'es tout à fait rallié à ma version ?
Alonzo ayant achevé de compisser, nous entrons à la suite du vieux cierge éméché.
— La dame vous connaît ? je lui demande.
— On se salue, oui ; à cause ?
— Vous allez sonner à sa porte, chuchoté-je, elle va venir regarder par le judas. En vous reconnaissant, elle vous ouvrira.
— Et après ?
— Vous lui annoncerez que deux messieurs veulent la voir.
Dans le fond, ça ne lui déplaît pas de chiquer les auxiliaires de la Rousse, au mité. Il drelingue carrément. Nous deux, Mathias et moi, on reste plaqués au mur, de chaque côté de la lourde. Classique. T'as pas un film policier sans le garçon d'étage qui toque à la chambre tandis que les matuches se tiennent embusqués.
Pendant un moment, ça ne donne rien, son concerto pour porte palière. Je lui intime d'insister. Le bruit de la sonnette fait japper Alonzo qui n'a pas tellement d'occases de se manifester dans sa vie à la con de loulou de paumé ravi. C'est l'intervention du clébard qui a raison de cette porte close. Car, la dame derrière, entendant ces aboiements, elle se met en confiance. Qui donc vient t'importer le soir, escorté d'un chien pernicieux que tu calmes à haute voix par des « Alonzo, mon bijounet, tu veux te taire, vilain ! »
C'est fait, elle déboucle.
Reconnaît son voisin gâtochard et son putain de cador de merde de loulou de première année !
— Oui ? elle demande comme un gazouillis léger.
Béret basque porte deux doigts civils à son couvre-chef, histoire de les militariser.
— Mande pardon, c'est pas pour moi, c'est ces messieurs, balbutie le général Mormele.
A nous de jouer.
Nous nous mettons en évidence, Mathias et ma pomme. La tignasse du fluorescent embrase tout le palier.
— Navré de vous déranger, madame, fais-je.
Et comme elle a eu l'imprudence de rester à l'intérieur, en biais, je pénètre dans le logement, suivi du Rouque.
— Merci, lancé-je au père d'Alonzo, et bonne nuit !
Puis je referme.
La Japonaise.
Eh ben, mon vieux, tout ce que tu voudras, mais moi je la trouve belle. Bon, d'accord, sa figure ressemble un peu à une assiette à soupe à la renverse et elle a les yeux en trous de pine. Tu sais, la représentation de la Lune dans les dessins humoristiques du début du siècle ? Eh ben, voilà ! C'est elle !