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— Ma femme, ma mère, ma fille et un neveu venu de Yokohama l'an passé.

— Il travaille avec vous ?

— Oui.

— Votre fille également ?

— Non, elle est au conservatoire de musique, classe de piano.

La fierté paternelle ! Elle perce sous son ton uni, si doux, si calme.

— Par quel biais puis-je mettre la main sur la branche française du K.K. Boû Din ?

— C'est impossible. Elle est nombreuse, mouvante, secrète. Des membres arrivent, d'autres s'en vont ; c'est un malaxage sans fin. Comment se nomme cet animal mythologique à sept têtes dont chacune repousse dès qu'on la tranche ?

— Une hydre ?

— C'est cela. Le K.K. Boû Din est une hydre. Ces gens sont partout à la fois. Aucun organisme de répression n'est en mesure de les neutraliser, qu'il soit français, américain ou soviétique. Si vous parvenez à en arrêter un ou deux, vous n'en obtiendrez rien et ils seront remplacés le même jour. Vous perdrez votre temps et probablement aussi votre vie. Le gouvernement japonais a déclaré le K.K. Boû Din hors la loi, et pourtant il traite avec lui, il est son meilleur client ; probablement aussi son allié.

— Les deux femmes dans les caissons frigorifiques ?

— Inconnues.

— Supposons que je vous arrête pour recel de cadavres, que se passerait-il ?

Il blêmit.

— Je l'ignore, mais ce serait terrible.

— Donc, vous comptez rester asservi au K.K. Boû Din votre vie durant ?

— Je subis, je n'ai aucun moyen de ne pas subir. Certains compatriotes à moi résidant en France ont eu des accidents mortels ces dernières années…

— C'est triste de vivre en étant assujetti à des malfaiteurs.

— Ça l'est moins que de voir disparaître les siens.

Il a pas tellement l'esprit kamikaze, ce Jaunet. Il m'inspire une certaine pitié.

— J'ai l'impression que vous attendez quelque chose de moi, monsieur Késouton Ku ?

— En effet, j'attends votre compréhension, monsieur. Si vous entreprenez une action contre ma maison de la rue Gaston-Debois, ma famille et moi risquons de disparaître.

— Donc, moi, policier chargé d'une enquête sur le K.K. Boû Din, je dois mettre les pouces et fermer les yeux sur ce que j'ai découvert ?

— Vous connaissez le danger qui nous menace tous. Je crois qu'un policier plus qu'un citoyen ordinaire est capable de mesurer des risques et renoncer à certaines démarches par trop dangereuses.

— En dehors de cette maison Borniol que vous tenez à leur disposition, que faites-vous encore pour eux ?

— Rien d'autre. Leur force vient de ce qu'ils décomposent infiniment leurs problèmes. En France, vous appelez mettre tous ses œufs dans le même panier, le fait de centraliser les risques. Eux, ils ne mettent qu'un œuf par panier et c'est pour cela qu'ils restent insaisissables.

— De quelle manière vous contactent-ils ?

— Ils me téléphonent.

— Vous n'avez jamais de visiteur, pour régler les problèmes importants ?

— Tous les problèmes sont réglés téléphoniquement.

— Au début, quand il s'est agi d'acheter une maison et de la faire aménager en morgue, on ne vous a tout de même pas expliqué tout ça par téléphone ?

— Oui, au tout début, j'ai eu deux clients qui m'ont exposé le topo. Je ne les ai jamais revus et il est certain qu'ils ont quitté la France depuis longtemps.

— Voulez-vous que je vous fasse appeler un taxi, monsieur Yamaha Késouton Ku ?

Il débride ses quinquets et se redresse.

— Je peux rentrer chez moi ?

— Oui.

Thérésa radine avec une thermos de café et trois gobelets de carton.

— Et, pour… pour la suite ? interroge le rondeleur de poissecaille.

— Quelle suite ?

Il jette les photos sur le bureau.

— Oh ! à propos de ces deux dames ? Disons que vous n'êtes au courant de rien. Disons que nous ne nous sommes pas vus.

Je décroche le biniou et demande à l'un des deux plantons de venir chercher mon client pour le guider jusqu'à la sortie.

Thérésa sert trois cafés, le Jap refuse le sien. Franchement, il ne paraît pas heureux. Je te le répète : la grand-mère franchouille lui a légué cette saloperie bien de chez nous qu'on nomme la pétoche.

— On ferait mieux d'aller dormir, assure Thérésa, ça devient cafardeux votre truc, commissaire. La fatigue nous a, on n'est plus bons à nibe…

Comme je ne réponds pas, elle estime que je me range à son argument et le développe :

— Vous avez lu mes notes ? Il est certain que nous tenons ce type, mais il ne nous mènera à rien de positif.

— Lui, sans doute, mais j'ai foi en sa maison.

— Sa maison ?

— N'oubliez pas qu'elle contient une certaine… marchandise assez particulière que ces diables jaunes voudront récupérer à un moment ou à un autre…

— Si bien que vous allez prendre la planque rue Gaston-Debois.

— Je n'ai pas d'autre solution.

— Vous mettez un dispositif au point ?

— Je suis mon propre dispositif.

— Alors, si vous permettez, je vous accompagne.

— Je croyais que vous tombiez de sommeil ?

— Prenons ma bagnole, je piquerai un somme dedans pendant que vous sonderez la rue de votre œil de faucon ! Les sièges avant sont rabattables, mes vitres opaques permettent de tout voir sans être vu. Mieux que cela encore, elle est équipée d'un gadget que je ne vous ai pas encore montré.

— Et qui est ?

— Venez !

Je venas.

Elle a du chou, la collègue. Magine-toi que ses pare-soleil sont composés en fait de deux loupes rectangulaires, réglables grâce à la tige télescopique qui les tient fixés au pavillon. Elle trouve une place à cinquante mètres de la maison, en face, opacifie ses vitres, règle mon pare-soleil-loupe et abaisse le dossier de son siège. Comme rien dans son équipement ne laisse à désirer, elle tire une couvrante soigneusement roulée de sous le tableau de bord et la déploie sur sa partie inférieure.

— Besoin de quelque chose, grand chef ? ânonne-t-elle, les vasistas déjà en code.

— Une petite pipe à la rigueur, mais nous verrons cela plus tard.

— Il y a des menthes fortes dans la boîte à gants, fait-elle encore avant de s'immerger dans la dorme.

Ma veille commence. Mais, en est-ce vraiment une ? Ne devrais-je pas qualifier ma torpeur de sommeil-sur-le-qui-vive ? Oui, j'en écrase bel et bien, mais en laissant une partie de mon conscient éclairé. Je dors sans oublier où je suis ni ce que j'y fais. C'est doucereux et exténuant à la fois. Cela provoque des départs de cauchemars qui, très vite, capotent. Alors j'ai un soubresaut et je regarde la rue vide, qu'éclairent avec parcimonie des lampadaires d'une autre époque. Toutes les fenêtres sont éteintes, nul passant ne s'aventure. Une photo tirée d'un vieux Carné ou d'un vieux Duvivier ! Du Simenon de la grande époque. Mais moi je ne suis pas Maigret. J'apprécie tout cela en artiste. Et puis repique dans le brouillard de ma fatigue. Je donnerais n'importe quoi pour me trouver dans une chambre d'hôtel confortable, en vacances, c'est-à-dire sans contraintes ni menaces de téléphone.

Je pense à Pinuche. Qu'ont-ils fait de lui ? Ma chère vieille guenille… Tout abîmé par le temps, négligé avec tant d'application… Son vieux cache-nez qui ne lui cache pas le nez, son mégot qu'il faudra bien qu'Armand monte en bijou un de ces jours…

Thérésa ronfle un peu. La rue livide est désespérante. Je dors. Me réveille. Me rendors. La rue…

Le passage d'une bagnole m'arrache. Je tressaille. C'est une grosse Mercedes noire, long châssis. Elle nous double. Elle aussi a des verres teintés ; moins opaques que les nôtres toutefois, mais qui dérobent ses passagers.