Elle roule lentement, disparaît à l'extrémité de la rue. Mais je sais qu'elle reviendra. Comme les motards devant chez la mère Tatzi. Un premier passage de reconnaissance. Je sais, je sens, je suis convaincu. J'attends ! Elle va revenir…
Trois, quatre minutes s'écoulent.
Puis s'écroulent car, vaincu par mon intense fatigue, je pique du menton sur ma cravate.
Ça y est, la revoici ! Je rallume mes lampions.
Non : dans mon imagination seulement ! La rue livide et vide… Hallucination ! Fréquent. Je…
Je, plus rien… Une vague de dorme… Le revoilà à dame, l'Antonio.
Un claquement de portière me récupère. De toute belle lucidité, ton commissaire ! La grosse Mercedes est là-bas, stoppée devant la maison. Bon Dieu ! mais elle déhotte ! Sale con d'Antonio ! Veilleur sur motte de beurre ! Les gars sont venus sur la pointe des pneus. Ils ont fait leur bizness sans que je m'en rende compte. C'est leur départ qui m'a réveillé.
— Thérésa ! Vite !
— Hmmm, quoi donc !
— Réveillez-vous, bordel ! Et suivez cette voiture noire, là-bas !
Elle se met sur son séant en geignant, encore toute contusionnée par sa pionce. Remonte le dossier de son siège. Ça prend un temps infini.
— Mais remuez-vous le cul, bon Dieu de merde !
Elle arrête de crémailler, tourne sa clé de contact. La voiture ronronne. Elle dépote. On parvient au carrefour dans une belle ruée. Zob ! Désert ou presque… Quelques tires de messageries de presse, de maraîchers, une moto… Plus de Mercedes. Quatre voies s'offrent. Laquelle choisir ? Thérésa fait le tour du rond-point. Impossible de se déterminer. On se lance au hasard sur une piste lorsqu'il y en a deux qui se proposent à la rigueur, mais quatre !
— Retourne à la maison, môme !
Tiens, voilà que je la tutoie, tout à coup, comme si de m'être emporté contre elle avait tissé des liens plus intimes que ceux de la lonche.
Elle me rend la politesse.
— Tu m'en veux ? demande-t-elle.
— C'est à moi que j'en veux. J'ai roupillé comme un cocu pendant que ces mecs pénétraient dans la maison !
— Parce que tu es épuisé de fatigue. Les supermen eux-mêmes ont besoin de récupérer.
La maison grise dans la nuit grise…
Thérésa stoppe.
— Que crois-tu qu'ils soient venus faire ? demande-t-elle.
— Récupérer les cadavres, dis-je ; ils ont compris que j'étais sur leur piste et ont préféré évacuer leurs macchabées… On va vérifier…
A nouveau je procède au délourdage.
Le sous-sol… La morgue…
Les trois compartiments frigorifiques, avec leur appareillage luisent dans l'implacable lumière des néons.
— Brrr…, fait Thérésa. On se croirait chez M. Frankenstein…
Je me porte jusqu'au cercueil central et en soulève le couvercle. Je m'arrête, ébaubi à la vue de la Japonouille morte ; la vioque est toujours là, bien sage, les bras le long de son corps, l'air extatique, sorte de statue de la mort asiate.
Ma compagne frissonne en apercevant ce cadavre pimpant dans son kimono de soie. Je soulève alors le couvercle du troisième cercueil : la jeune morte est toujours fidèle au poste, elle aussi.
— Erreur d'appréciation, murmuré-je, ils ne sont pas venus chercher les mortes.
— Alors, qu'ont-ils maquillé ?
— Peut-être y a-t-il des contrôles à faire pour maintenir ces containers à une température constante ?
— Peut-être. A moins que…
— Que ?
— Qu'au lieu venir chercher les cadavres ils en aient amené un nouveau ?
Dans cette crypte funéraire, la suggestion revêt une intensité plutôt dramatique, espère !
J'hésite un peu. Mais un mec c'est un homme, non ? Alors je me dirige vers le premier mausolée.
Ces couvercles pèsent une vache, mais un système de compensation hydraulique ou je ne sais pas quoi permet de les soulever avec le petit doigt.
Thérésa a deviné juste. Ils ont bel et bien amené un nouveau pensionnaire.
Pinaud est allongé dans le compartiment, avec son vieux bitos sur la poitrine.
TENTH
Il y a des femmes qui, dès avant leur mariage, sont déjà faites pour être veuves. Ainsi de Mme César Pinaud. Elle porte en elle le veuvage comme certains prêtres leur apostolat. Elle est nantie de la résignation miséricordieuse nécessaire pour assumer ce genre de position sociale. Sombre épouse confite en dévotion, souffrant sans cesse de mille maux aux noms surannés ; malbaisante par vocation, elle aura escorté son valeureux compagnon dans le seul but de lui survivre et de le pleurer. Elle est de ces femelles qui ne deviennent véritablement épouses qu'après la mort de leur conjoint ; la vie conjugale n'étant qu'une sorte de long purgatoire matrimonial égayé de confitures et assombri par la peur de l'existence. La maladie toujours à l'affût, le péché sans cesse menaçant. Dame Pinuche a attendu son heure qui coïncide avec la dernière de son époux, en pratiquant au maximum la chasteté, la diète, la prière, la tisane et le tricot.
Elle se tient très droite à mon côté, dans la pièce servant de morgue à l'hôpital où l'on a amené la dépouille de Pinuche. Vêtue de noir, comme par enchantement, blafarde et pétrifiée dans un stoïcisme recueilli, on croit déjà voir flotter du crêpe autour de son visage. Le crêpe noir, vaporeux, barreaux de sa prison-royaume.
Maman que j'ai prévenue est là également, accompagnée de ma chère Marie-Marie, et toutes deux pleurent devant la dépouille de ce cher compagnon qui fut si frêle et si courageux pourtant. Cocasse mais plein de grandeur.
Le professeur Sassaigne qui a examiné le corps m'explique dans l'oreille gauche que le défunt a reçu une manchette sur la nuque au « point Z », là que le convecteur hybride s'enfourne dans le grand balutin convexe. C'est un des trois centres de fromagisation de notre individu, avec le roupette-indurant et le guigno-lingue de maturation. Un coup terrible que seuls pratiquent certains lutteurs nippons ayant accédé à l'initiation finale.
Il s'interrompt à cause d'un remue-ménage. Quatre motards en gants blancs mousquetaire viennent de pénétrer dans le local. Ils forment la haie et gardavousent. Un lieutenant de gendarmerie paraît à son tour, précédant un homme corpulent, sanglé dans un costume bleu croisé entièrement neuf : Son Excellence Alexandre-Benoît Bérurier, nouveau ministre de l'Intérieur par la grâce de Dieu et la volonté présidentielle.
Le Gros, rasé de frais, talqué jusqu'aux oreilles, chemisé de blanc, cravaté de noir. Des membres de la police sont sur ses talons. Chefs en tout genre : directeurs, divisionnaires, officiers… Tout un groupe compassé, solennel, guindé.
La morgue est pleine tout à coup de cette foule étrange.
Bérurier s'approche du chariot où repose notre vieux compagnon. Il s'incline, comme il l'a vu faire si souvent par ses prédécesseurs devant la dépouille des flics morts au champ d'honneur, puis il va à Mme Pinaud, lui presse longuement la main en déclamant :
— Condoléances émues, sincères et véritab'ment navrées, chère maâme.
Après quoi, il sort de sa poche une feuille de papier qu'il déplie calmement et se met en devoir de la lire.
— Inspecteur principal Pinaud, attaque-t-il d'un timbre ferme, la République française que vous avez servie avec tant de courage et de négation, j'veux dire d'abnégation, votre vie dupont, j'veux dire durant (qui c'est le con qu'a tapé ça !) vous remercie pour votre sacrée sauce suprême, je veux dire pour votre sacrifice suprême. Vous êtes mort en croupissant votre devoir, inspecteur principal Pinaud, et la natation tout entière saucisson, je veux dire s'associe, au deuil de votre admirable compagne ici présente. En vertu des pouvoirs qui me sont confédérés, en mon nom et au nombril du président de la République, je vous décore à titre posture de la Région d'honneur !