— J'en suis à la partie inférieure de l'entonnoir tournoyant sous l'effet de la force centrifuge et m'apprêtant à passer par l'orifice de sortie. Je décide que ça commence à bien faire et que je ne vais pas m'endormir sur ce fromage jusqu'à la fin de ma brillante carrière.
— Donc, on joue « stop » ?
— C'est pas dans mes manières, mais oui, j'abandonne. Courir dans tous les sens, provoquer des assassinats en voulant trop bien faire, sans pour autant avancer d'un iota, classe ! J'irai annoncer au président que je déclare forfait.
— Il ne va pas être content.
— Quand on fait ce métier, il faut apprendre la désillusion.
Je ferme les yeux et demeure un moment immobile, perdu au creux de ma fatigue. La lassitude est un berceau. Tiens, faudra que je le note. Ça fait bien dans mes books ; ça donne à croire que je suis un écrivain.
Une caresse que je qualifierais d'intime pour ne choquer personne déplace mon abandon vers la case voluptas. C'est la main de Thérésa qui glisse lentement sur ma région subalpine. Je lève un store : elle vient d'opacifier les vitres et nous sommes pratiquement seuls dans la rue. Elle a raison : c'est fichtrement godant ! Savamment, elle me désintime Pollux. Cette simple manipulation pratique l'épanouit. Et la voilà que me joue la Flûte enchantée d'Amadeus Wolfgang Mozart.
Amadeus…
Je pense à l'autre, au mien, à celui que j'ai rencontré au début de cette enquête. Le tueur à gages moribond.
Thérésa, elle sait te pratiquer le turlutute salivaire à basse fréquence. Sa menteuse est d'une frivolité folle ! Ne t'épargne aucun millimètre carré, aucun centimètre cube, aucun décimètre linéaire. Elle pratique la goinfrette silencieuse. Quelle application ! Quelle précision ! Elle doit avoir des ratiches rétractiles car tout est velours…
J'ai le regard mi-clos. C'est good ! C'est foot ! C'est fast-food ! Miamiam bonno !
— Salope exquise ! je lui complimente, le timbre noyé.
Rien de plus élastique que ce mot de salope. Il exprime une gamme infinie de qualificatifs depuis « mon amour » jusqu'à « sale pute ».
De temps à autre, elle marque un temps d'arrêt, histoire de reprendre souffle et d'admirer son œuvre. C'est cela « se faire reluire ». Tu verrais Coquette : on dirait qu'elle vient d'être repeinte ! Qu'on lui a refait les chromes !
Thérésa a une espèce d'illumination qui lui arrive depuis le tropique du Capricorne. Elle est éclairée du dedans. Braoum ! elle regobe mon plantureux.
Et puis ma pomme, alors que je commence à ressentir des pulsions émotiques dans le chipolata verseur, j'avise quelqu'un à travers la vitre fumée. C'est le chafouin qui gardait le garage du consulat albanais. Il marche d'un bon pas, en promenant un berger allemand gros comme un veau. Ce qui me surprend, c'est la rapidité de son allure peu apte à permettre les mictions de son toutou. Ne lui laisse pas le temps de renifler les bordures de trottoir, à son molosse. Le pas de charge !
— File ce mec ! enjoins-je à Thérésa.
Stoppée en pleine fellation, elle se redresse. Puis, se souvenant de sa carence de la nuit lorsqu'il s'est agi de courser la Mercedes noire, elle m'abandonne le lactaire délicieux pour cramponner son volant. Suivre un piéton, en voiture, paraît chose aisée, mais ça présente bien des difficultés, la première étant que les sens interdits ne le sont pas pour lui et aussi qu'une bagnole roulant au ralenti attire l'attention.
Heureusement, l'homme ne va pas très loin. Il fonce en direction d'un bureau de poste, mais n'y rentre pas. Il pénètre dans une cabine téléphonique extérieure après avoir accroché la laisse de son cador à la grille d'un arbre voisin.
Tandis qu'il tube, dos à nous, je prie Thérésa de stopper à la hauteur de la cabine. Je descends, referme ma portière et ouvre celle de derrière, côté trottoir.
— T'as encore des projets ? ricane ma consœur. Je croyais que t'avais raccroché ?
Je lui envoie un baiser du bout des doigts et vais me planter à côté de la cabine comme un futur usager qui attend son tour. Le gars parle en anglais. Un anglais laborieux. Il est en train de raconter ma visite au consulat général d'Albanie et mes questions à propos des plaques de la voiture.
Un hymne entièrement interprété au luth à pédale emplit mon cœur.
« Grâce à l'amour ! me dis-je. Si Thérésa ne s'était pas mise à me prodiguer cette admirable gâterie, nous serions partis et je n'aurais pas vu le chafouin… Merci, Cupidon ! »
Le déclic de l'appareil raccroché. L'homme pousse la porte d'un coup d'épaule. Il ne m'a pas encore vu. Je me baisse pour faire mine de relacer mon mocassin. Et vlaouf ! Un coup de poing dans les bijoux de famille. Il a un cri interrompu par l'intensité de la douleur. Alors je le gaufre par le col et le pousse vers l'auto. Il titube. Malgré sa souffrance, il cherche à regimber. Une manchette sur la nuque le ramollit.
Pendant ce temps, le berger issu de germain aboie en toute férocité. Il doit être dressé comme un ordinateur, cézigue, et j'aurais déjà sa panoplie de crocs dans les miches si son maître n'avait eu la bonne idée de l'attacher.
En voiture, Simone !
Je claque la portière. Thérésa décarre. Trois personnes qui ont assisté au rapt nous regardent avec un intérêt timide. Je leur montre ma carte de police à travers la vitre pour leur permettre de retrouver leur sérénité. Ne jamais perturber les âmes pures !
Le cador tire tant tellement sur la grille corsetant l'arbre qu'il va finir par l'arracher. Ensuite, il n'aura plus qu'à arracher l'arbre et il aura retrouvé la liberté.
— Maison Pébroque ? demande Thérésa.
— Non, ma gosse : rue Gaston-Debois.
Je lis sa surprise dans le rétroviseur.
— L'ambiance y est meilleure, j'ajoute !
Pour avoir l'esprit tranquille, je passe les poussettes au chafouin. Puis je le soulage de la pétoire qui gonfle sa poche intérieure gauche. Après quoi je me mets à chantonner un ancien, mais très joli succès de Françoise Hardy qui dit comme ça que « c'est à l'amour auquel je pense » (à l'amour dont au sujet de laquelle elle nous avait causé, bien entendu).
Cette baraque de chiasse, avec son gros bouddha boudeur de l'entrée et ses trois cercueils frigorifiques du sous-sol, je commence à en prendre l'habitude. Bientôt, je finirai par m'y sentir chez moi et j'y amènerai mes pantoufles.
On dévale jusqu'à la crypte (c'est ainsi que j'ai surnommé la cave recelant les deux dames mortes). Qui sont-elles ? Qu'attendent-elles ? C'est vraiment peu banal, t'admets ? Moi, ces gens du K.K. Boû Din, je les trouve pas croyables. Jamais eu affaire à une organisation de ce genre, à ce point ramifiée. C'est un arbre dont les rameaux poussent dans tous les sens.
Je vais soulever les trois couvercles et invite mister chafouin à contempler le paysage.
— Elles sont belles, n'est-ce pas ?
Il ne bronche pas lulure.
— A propos, vous parlez français ? Sinon, on s'expliquera en anglais. Ne me dites pas que vous ne connaissez pas non plus cette langue, j'ai entendu votre conversation dans la cabine.
Le chafouin, faudrait peut-être, par correction d'auteur, que je t'en casse un peu plus sur lui. Il est grand, avec une tignasse roux foncé ébouriffée, le teint cuivré, les yeux clairs, de grosses lèvres négroïdes, des joues pas rasées de près et un air qu'on le fait chier à ne plus en pouvoir, comme dirait le Gravos (pardon : Môssieur le Ministre !).
In petto, je m'offre une partie de déprime. « Encore un interrogatoire ! me dis-je. Encore des pressions morales et physiques à exercer sur un type pour l'obliger à dire ce que je veux savoir. » Il a envie de vomir, l'Antonio, d'un tel micmac ! De crier pouce ! De tout plaquer pour s'en rentrer chez sa vieille. Elle devra me confectionner un gratin de cardons, m'man. Avec un rôti de veau tout simple. Et puis je voudrais m'allonger tout habillé contre Marie-Marie… Et puis regarder n'importe quoi à la télé… Et puis aller chercher une bouteille à la cave. Mais une bouteille de quoi ? Mon Château Chalon commence à se madériser. Et puis…