On continue de le choyer. Les garçons ont récupéré et se tiennent à l'écart, silencieux. Leur quatuor déplaît à Sa Majesté.
— Vous n'pourreriez-t-il pas envoilier vos minables en commissions, les belles : au bureau d'tabac, ou bien poster l'courrier ? Y z'ont des tronches d'cierges qui m'fout l'cafard !
Pressentant que cet Attila va se remettre en boule si satisfaction ne lui est point accordé, les garçons décident, d'un commun accord, de disputer un match de tennis en double et ils emportent leur désœuvrement à quelques encablures de piscine. Que ouf !
Je décide de renouer avec la très belle et inchaste demoiselle Van Trilöck la conversation interrompue par les exploits aquatiques du Mammouth.
— On pourrait babiller gentiment, ma ravissantissime ? je lui fais en brûlant le pourpoint.
Son regard est devenu plus avenant.
— Que voulez-vous ?
— Je pense que nous serions mieux à l'écart pour discuter.
— Je n'ai rien à cacher.
— Je vois, dis-je en lorgnant son corps superbe, mais moi, si.
D'une détente, elle se met à la verticale. Seigneur, quelle académie ! Une statue grecque taillée dans du marbre blond !
— Venez !
Tu crois qu'elle passerait un peignoir, tézigue ? Qu'elle mettrait un slip ? Qu'elle placerait sa main devant sa case-trésor ? Rien ! Son impudeur est si totale qu'elle confine à la pureté. A force de trop, ça devient plus rien du tout, comme le dit si pertinemment Gaston Bachelard dans le Matérialisme rationnel. Son merveilleux fessier exécute un mouvement ondulatoire tandis qu'elle se dirige vers la maison.
Je lorgne, et mon émotion se fait si intense que j'ai l'impression d'être devenu un soldat soviétique en train de parader sur la Place Rouge (en anglais The Red Place).
Très belle demeure au luxe de bon aloi. Crépi blanc épais, tomettes anciennes, meubles haute époque, toiles de Labisse. Mais je veux pas t'emmerder avec des descriptions style Maison et Jardin, vu que t'as toujours créché dans un univers néon-formica-acquis-autour-d'un-buffet-campagnard-gratuit et que tu y crécheras jusqu'au moment que t'iras coucouche panier dans ta boîte à dominos capitonnée plastique.
Parfois, je me crève la bague à te fignoler des décors ultra-superbes, tout ça pour qu'tu confondes une statue romane avec une tour Eiffel en métal doré servant de thermomètre. Avec toi, faut être poli et se taire, polyester ! Mais enfin, je préfère ne pas y penser. Que sinon, mes books, je les écrirais à la craie dans des pissotières pour que tu puisses les lire plus zézaiment.
Et alors, je t'en reviens à la belle jeune fille nue qui me drive en un salon ayant dû servir d'oratoire à son défunt père, dont je te rappelle qu'il était surnommé « le Pieux ». Un immense triptyque du seizième occupe toute la paroi du fond. Un prie-Dieu garni de velours est placé devant le chef-d'œuvre. Et les autres murs sont garnis d'un chemin de croix peints par un naïf.
Pas de meubles, sinon une console supportant quelques livres de prières aux reliures anciennes. Pourtant, cette pièce consacrée à la religion reste gaie, grâce sans doute à ses murs blancs, à l'abondante lumière arrivant du dehors, à son sol recouvert d'une moquette orangée. Certaines gens s'imaginent que Dieu fait un peu triste dans Ses représentations humaines, alors qu'Il est au contraire l'expression du bonheur. S'il n'existe pas, Il aura réussi le plus grand de Ses miracles : celui d'assurer, peu ou prou, Sa présence dans le cœur de chaque individu sans être ; qu'alors là, crois-moi, c'est coton ; beaucoup plus que s'Il est réellement.
La fille me désigne le prie-Dieu.
— Et vous ? objectè-je, après avoir constaté que c'est là l'unique siège de la pièce (et encore un siège sur lequel on s'assied à genoux, dirait Béru !).
— Moi ? Voilà, regardez !
Elle se place en tailleur sur le tapis de sol. Une manie chez cette fille. A moi l'émoi ! La moelle et moi !
— Je vous écoute ! dit-elle.
J'aimerais bien m'écouter également, et faire ce qui, spontanément, me vient à l'esprit en passant par mon triangle des Bermudes.
Situation délicate, je te conjure de me croire. Garder son self-control dans une situation telle relève de l'exploit, d'ailleurs Guiness vient de me l'acheter pour son livre des records.
— Il s'agit de votre père, mademoiselle…
— Je m'en doutais un peu.
— Pourquoi ?
— Sachant que vous êtes de la police, je me suis dit qu'il y avait peut-être des éléments nouveaux concernant sa disparition.
— Et vous ne vous êtes pas trompée.
Son visage se tend comme une peau de tambour arrosée de citron[1]. Ses yeux se voilent, à défaut de son frifri.
— On sait ce qui lui est arrivé ?
J'opine à bouille que veux-tu.
Ma mine de circonstance lui fait comprendre qu'elle n'a rien de fameux à espérer.
— On a la preuve de… de sa mort ?
— En effet.
A quoi bon te rebeurrer la tartine avec ces espiègleries que tu connais déjà ? Je lui raconte l'aveu du tueur à gages, la plongée dans le lac artificiel, la godasse retrouvée. Je la sors du sac de plastique dans lequel je l'avais enveloppée. Les larmes lui viennent.
— Oui, fait-elle, c'est bien sa chaussure…
Objet inanimé…
Ce croquenot détrempé parle de Karol le Pieux, le ressuscite. Un instant, sa somptueuse fifille retrouve son cher papa englouti.
Je respecte son émotion. Toujours s'incliner devant la douleur de son prochain, surtout quand il s'agit d'une ravissante personne, surtout quand elle est nue, surtout quand elle est assise en tailleur. Oui, mon Sana compatissant. Incline-toi ! Incline-toi bien. C'est chouette, hein ?
Je remets le soulier dans le sac.
— Son assassin est mort, ajouté-je.
— Comment se fait-il qu'on n'ait pas retrouvé le cadavre de mon père ?
Je biaise, ayant une terrible envie de biaiser :
— Puis-je connaître votre prénom, mademoiselle Van Trilöck ?
— Diana. Pourquoi ?
— Pour pouvoir penser à vous plus confortablement par la suite.
Elle sourcille vivement.
Holà ! Du gringue ! Ce flic qui traîne une pompe de son dabe se permet de lui virguler des vannes ! Caisse à dire (ou à savon) !
Je soutiens son regard. On ne fait pas d'hommes laids sans caser des yeux, comme l'a si justement écrit Jacques Borel dans son traité sur L'embarras gastrique, de Louis XIV à nos jours.
A moins qu'il ne s'agisse de l'aîné des frères Lissac dans son livre intitulé Me regarde pas la bouche pleine, ouvrage avec lequel il a raté le Goncourt et le métro dans la même semaine.
— Vous n'avez pas répondu à ma question, monsieur le policier. Pourquoi n'a-t-on pas retrouvé le corps de mon père ?
Je réfléchis. Faut-il y dire, faut-il pas ?
— Cette pièce est climatisée, observé-je, n'avez-vous pas froid ?
— Il m'arrive de me rouler nue dans la neige après une séance de sauna.
— Vous avez des instincts naturistes ?
— Entre autres.
— Votre maman vit toujours ?
— Elle est morte dans un accident de la route alors que j'avais quatre ans : son amant conduisait comme un pied, ce qu'une Ferrari pardonne mal.
— Vous avez des frères, des sœurs ?
— Non, je suis fille unique.
— Votre père n'ayant pas été déclaré officiellement décédé, vous n'avez donc pu hériter de lui ?