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Pour ce qu’il en était de mes lectures de détente, j’étais distant des inepties que lisaient mes camarades, Enid Blyton et son Club des cinq ou Bob Morane et ses improbables aventures. Je me plongeais dans des textes classiques que j’empruntais à la bibliothèque communale en prétextant qu’ils étaient destinés à ma mère. Salinger, Dostoïevski, Hugo en faisaient partie.

Je ne comprenais pas tout. Loin de là. Des tournures, des mots, des situations m’échappaient, mais je sentais intuitivement que le contact avec cette écriture m’enrichissait.

Désireux de progresser à la batterie, je me suis acheté une méthode. Il n’existait pas encore de cours spécifique pour jouer du rock, mais une méthode rigoureuse pour le jazz a fait l’affaire.

J’avais aussi commencé à freiner l’achat de disques dans le but de compléter ma batterie, en commençant par un tom, ustensile qui me manquait cruellement.

La méthode devant les yeux, j’ai commencé à exécuter quelques fills, tout simples au début. Ensuite, j’ai appris à réaliser mes premiers flas.

Pour perfectionner ma régularité, je me suis offert un métronome. J’étais un peu honteux de devoir faire appel à un tel subterfuge pour assurer le tempo. J’ai appris plus tard que nombre de pointures jouaient avec un métronome vissé dans l’oreille.

Mes camarades voulaient devenir pompier, pilote de chasse, médecin, coiffeur ou comme leur père.

Pour ma part, je rêvais de devenir batteur. Mais je ne voulais pas devenir n’importe quel batteur. Je rêvais d’être le batteur de rock le plus doué, le plus ingénieux et le plus brillant de la planète.

13

Locked-in syndrome

X Midi avait été transféré au sixième étage de l’hôpital Saint-Pierre, dans une chambre à quatre lits au service de neurologie.

Son voisin le plus proche était un septuagénaire hospitalisé à la suite d’une attaque cérébrale qui l’avait laissé hémiplégique. L’homme souffrait de troubles du langage et éprouvait de grandes difficultés à s’exprimer. Il passait ses journées à explorer le ciel ou les allers et venues dans la chambre. Il recevait peu de visites et tirait prétexte de tout pour appeler les infirmières.

En fin d’après-midi, alors que les derniers visiteurs quittaient la chambre, il actionna le système d’appel. Il renouvela l’appel quelques secondes plus tard.

Lorsque l’infirmière arriva, elle le trouva dans un état d’extrême agitation.

— Que se passe-t-il, Monsieur ?

L’homme indiqua son voisin du doigt sans pouvoir articuler le moindre mot.

L’infirmière se pencha sur lui.

— Oui, eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?

Il ouvrit la bouche, la tint ouverte durant un instant avant de parvenir à lâcher quelques mots.

— Il a bougé.

L’infirmière jeta un regard en direction de X Midi, mais ne remarqua rien de significatif.

Le lendemain, le neurologue affecté au suivi de X Midi fut informé du fait dès son arrivée. Il se rendit auprès de son patient, l’ausculta avec soin, mais ne discerna aucun signe qui laissait augurer d’une évolution de son état.

Il interrogea ensuite le septuagénaire. Il lui fallut plus d’une demi-heure pour rassembler les bribes de réponse.

Ce dernier n’était plus aussi affirmatif concernant les mouvements qu’il avait signalés, mais il assurait avoir vu l’homme ouvrir les yeux.

Le neurologue décida de procéder à une nouvelle batterie d’examens.

Il remarqua que le score de Glasgow était passé de 4 à 5. La réponse verbale et les mouvements de X Midi restaient inexistants, mais l’ouverture des yeux — ou plutôt le battement des paupières — qui ne se manifestait jusqu’à présent qu’en réaction à la douleur, se produisait lors de l’émission de certains bruits.

Cette observation incita le médecin à compléter l’examen par le score de Liège. Celui-ci consistait à évaluer les réflexes du tronc cérébral afin d’améliorer la précision du pronostic.

Le médecin nota une diminution de la fréquence cardiaque lorsqu’il exerçait des pressions sur les yeux, ainsi qu’une contraction des pupilles lorsqu’elles étaient stimulées par un faisceau lumineux.

L’électroencéphalogramme qui n’avait présenté qu’un tracé ralenti lors des précédentes consultations montra cette fois une réactivité aux stimulations auditives. Il révéla également l’apparition d’un rythme de base postérieur dans la bande alpha.

Le neurologue compléta le panel d’examens en faisant appel à une imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Cet examen avait pour but de repérer la présence d’un éventuel syndrome de désafférentation pour ne pas le confondre avec un coma prolongé ou un état végétatif.

Plusieurs médecins et infirmières se présentèrent au chevet de X Midi et lui adressèrent la parole. Ces interventions visaient à le faire cligner des yeux après l’émission de certains mots ou de certaines phrases s’il en avait saisi le sens.

L’homme réagit aux sollicitations, mais ne se conforma pas aux demandes qui l’invitaient à fermer les yeux une fois pour signifier oui, deux fois pour signifier non.

Il fut interpellé dans d’autres langues, mais les réponses qu’il fournit se limitèrent chaque fois à un clignement.

En fin de journée, l’équipe médicale avait acquis la certitude que X Midi était conscient. Il entendait ce qu’on lui disait, il comprenait le français, l’anglais et même l’allemand, mais refusait de coopérer.

Les résultats des différents examens apportèrent la conclusion que X Midi était victime d’un syndrome d’enfermement.

Dans un tel cas, le sujet était éveillé et pleinement conscient. Ses facultés intellectuelles et sa mémoire étaient intactes. Il était capable de voir et d’entendre, mais ne pouvait ni s’exprimer ni bouger en raison d’une paralysie complète. Le seul mouvement qu’il était capable d’accomplir était le clignement des paupières.

Ce tableau neurologique était mieux connu sous l’appellation de Locked-in syndrome.

14

Là-bas

Un faisceau lumineux troue la nuit, enflamme mes rétines.

Un brouhaha me parvient. Je distingue des sons, des murmures. Des mots inconnus. Tétraplégie. Dysarthrie. Pertes sensorielles. Je ne veux pas qu’ils recommencent. Les questions. Les traitements. Les drogues. L’isolement. La peur.

Des mains explorent mon corps. Un objet parcourt la plante de mes pieds. Mon gros orteil se tend instinctivement. D’autres voix. D’autres mots. Babinski bilatéral. Abdomen souple. Réflexes pupillaires. Des visages entrent dans mon champ de vision, grossissent, vacillent. Des bouches s’ouvrent, se tordent dans un ralenti effrayant. Clignez !

J’oscille entre une mort rassurante et une vie qui n’est plus la mienne.

À force de les fréquenter, j’ai appris à déjouer leurs pièges. Je connais leurs questions, leurs manipulations, leurs drogues.

Une, clignez, deux. Je tente de tourner la tête. Mes yeux parviennent à suivre le mouvement des blouses blanches. Je vous ai déjà tout dit. Vous n’avez pas voulu me croire.

Vous n’aurez de moi que mon silence et les larmes qui couleront contre ma volonté. Vous ne me renverrez pas là-bas.