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Quatre jours et quatre nuits

La nuit, les hurlements et les râles d’agonie traversent les murs, franchissent les portes, s’infiltrent dans mes tympans. De temps à autre, le son aigu de l’alarme retentit. Des ordres fusent. Le bruit d’une cavalcade résonne dans le couloir.

Chaque nuit, la mort rôde. Elle se glisse dans ma chambre. Son ombre me frôle, sa silhouette tournoie dans la pénombre. Elle me rappelle que je suis en sursis, qu’elle m’emportera bientôt.

J’avais treize ans lorsqu’elle m’a adressé un premier signe.

Dans l’espace, la guerre froide faisait rage. L’Europe tremblait. À coups de Spoutnik et d’Explorer, Russes et Américains revendiquaient leur suprématie technologique.

À Bruxelles, après deux années de travaux titanesques qui avaient défiguré la ville, l’Exposition universelle ouvrait ses portes. Bruxelles était devenue le centre du monde. Les journaux et la radio ne parlaient que de cela. La liesse générale voilait l’imminence de la guerre.

Les golden sixties approchaient. Notre situation financière s’améliorait. Mon père avait reçu de nouvelles responsabilités qui l’éloignaient de la sphère familiale. Il s’absentait durant la semaine et ne rentrait que le vendredi soir, pour repartir le lundi à la première heure.

Nous avions quitté notre modeste appartement de l’avenue de la Couronne pour un rez-de-chaussée avec jardin à Uccle, dans une élégante avenue située à une centaine de mètres du bois de la Cambre.

J’avais entamé mes études secondaires et étais parvenu à me soustraire à l’éducation catholique. J’avais convaincu ma mère de m’inscrire à l’Athénée, institution moins stricte et à l’esprit plus ouvert. Mes prédispositions naturelles à apprendre ne s’étaient pas pour autant développées.

La batterie restait mon principal centre d’intérêt. Petit à petit, au fil des mois et de mes rentrées d’argent, j’avais réussi à assembler une batterie complète que j’avais installée dans la cave. Comme je l’avais constituée par étapes avec des pièces de seconde main, les couleurs disparates lui donnaient un aspect dépareillé ; la grosse caisse était une Olympic, la caisse claire, le tom alto et le tom médium étaient des Ludwig et le tom basse venait de chez Premier. Les cymbales et le charleston provenaient également d’horizons différents.

Si l’on voulait se profiler comme batteur averti, il fallait choisir son camp. À l’instar des guitares, Gibson ou Fender, il fallait opter pour Ludwig, Gretsch ou Premier. Le choix fait, on devait le défendre jusqu’à son dernier souffle. J’en étais loin. Musicalement, ce panachage ne me dérangeait pas, mais je n’imaginais pas de proposer mes services à un groupe avec un tel assemblage.

Le pronostic de la disquaire ne s’était pas vérifié. Le rock poursuivait sa route et livrait chaque mois son lot de nouveaux hits. Même si j’étais resté fidèle à Chuck Berry, d’autres musiciens tels que Jerry Lee Lewis ou les Everly Brothers faisaient partie de mes artistes de prédilection.

En revanche, je n’accrochais toujours pas avec Elvis Presley qui cartonnait pourtant avec Hard Headed Woman. Il chantait fort et juste, mais je n’aimais ni son jeu de scène ni ses tenues d’apprenti torero.

Nos voisins du premier étage, un couple de joyeux fêtards sans enfant, faisaient venir du vin de Bourgogne et le mettaient en bouteilles dans la cave adjacente. Certains samedis, ils invitaient quelques amis et tiraient le vin au rythme de mes battements.

En fin d’après-midi, grisé par les émanations d’alcool et les mises en bouche successives, tout le monde frappait dans les mains et riait de bon cœur. Durant des années, j’ai associé mes rimshots aux senteurs du Puligny-Montrachet.

Dès que j’étais en possession d’une somme suffisante, je me rendais chez le luthier de la place Saint-Jean pour compléter mon instrument. Pour l’essentiel, il s’agissait de petites percussions, des clochettes ou des chimes.

Pour renflouer mes caisses, j’avais déniché un job de porteur de journaux dans une librairie de la rue Vanderkindere.

J’effectuais chaque jour deux tournées, une tôt le matin, vers six heures trente, l’autre le soir, aux environs de dix-huit heures. Le jeudi et le samedi après-midi, je faisais une tournée supplémentaire pour distribuer les hebdomadaires et les magazines pour enfants.

Le libraire avait mis à ma disposition un imposant vélo noir équipé d’un panier métallique et d’une large sacoche à l’avant. D’un poids considérable, il était difficile à manier, surtout en début de tournée, lorsque la sacoche regorgeait de quotidiens.

L’accident s’est produit un samedi, par un après-midi ensoleillé du mois de mai.

Le samedi matin, l’Athénée laissait aux élèves le choix entre deux heures d’études ou une excursion à la piscine. Hormis les pleutres et les punis, la majorité était partante pour la piscine.

Nous devions nous présenter une demi-heure plus tôt, ce qui m’obligeait à m’activer pour terminer ma tournée matinale.

Deux bus nous attendaient, garés en double file dans l’avenue Houzeau, moteur ronronnant. Nous nous rendions à Saint-Gilles, aux bains de la Perche. C’était une piscine à l’allure rétro, avec trois étages de cabines individuelles qui entouraient le bassin. Dès que nous franchissions la porte d’entrée, une chaleur humide et des effluves de chlore nous assaillaient.

Dans le bassin, les nageurs débutants étaient harnachés comme des poneys de foire et maintenus à la surface de l’eau par une sorte de canne à pêche treuillée. Nous nous moquions d’eux et lancions quelques plaisanteries en passant.

Indifférents à nos sarcasmes, les maîtres-nageurs poursuivaient leur travail. J’entends encore vibrer leurs directives dans l’enceinte : « une, pliez, deux, trois ».

Nous étions nombreux et plusieurs établissements scolaires se succédaient. Nous devions partager une cabine à deux, voire à trois. Dès que nous nous étions changés, nous nous rangions en file indienne pour le passage à la douche. C’était un moment chargé de tension et d’angoisse. Le défi consistait à profiter d’un moment d’inattention du gars qui nous précédait pour lui ôter son slip de bain et provoquer l’hilarité générale.

Ce samedi-là, je partageais ma cabine avec une baraque d’une classe supérieure. Il devait avoir deux ou trois ans de plus que moi. Il s’est déshabillé en silence. Quand il était à poil, j’ai remarqué qu’il bandait.

Au lieu de passer son slip de bain, il a attendu sans un mot que je sois nu. Il a sifflé entre les dents et a déclaré que j’étais monté comme un âne. Sans crier gare, il s’est emparé de mes testicules et à commencer à les caresser.

Malgré moi, j’ai commencé à bander. Lorsque mon érection était complète, il s’est mis à genoux dans la cabine exiguë et a pris mon sexe dans sa bouche.

Les images apocalyptiques de l’enfer ont surgi dans ma tête. Les préceptes judéo-chrétiens incrustés dans les sinuosités de mon inconscient ont remonté à la surface comme un virus malfaisant. On ne balaie pas dix années d’endoctrinement en balançant sa Bible sous un lit. J’ai vu le feu, les flammes, les diables et leur fourche, le visage des pécheurs déformé par la douleur, les images qui se trouvaient dans mon livre de catéchisme et me terrorisaient.