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Cette seconde ayant témoigné d’une plus grande motivation pour le cas, il leur fut signifié que le transfert de X Midi aurait lieu le jeudi 8 avril 2010, en début d’après-midi.

17

Un homme

Selon les médecins, ma commotion n’avait pas laissé de séquelles. Pourtant, il m’arrivait de ressentir un décalage entre la réalité et la manière dont je la percevais. J’avais de temps à autre l’impression de visionner un film mal doublé dans lequel le discours des acteurs ne correspondait pas aux mouvements de leurs lèvres.

J’aimais la solitude. J’avais peu d’amis. Quelques camarades de classe, quelques voisins, des connaissances. La batterie et mes livres comblaient mes moments d’isolement.

Peu à peu, je me suis désynchronisé du monde extérieur.

J’approchais de ma dix-septième année, mes résultats scolaires étaient catastrophiques. Mes professeurs se plaignaient de mon caractère introverti et de ma distance qu’ils interprétaient comme une marque d’asocialité et d’arrogance.

J’ai pris mon mal en patience. Une loi récente avait porté l’âge de la scolarité obligatoire de quatorze à seize ans. Après la nouvelle année, j’ai annoncé à mes parents que je renonçais à poursuivre mes études, comme la loi m’y autorisait. Je m’attendais aux pleurs de ma mère et à une pluie de coups de mon père.

Je n’ai eu à subir que les pleurs de ma mère. Mon père a levé la main. Je l’ai regardé dans les yeux, prêt à encaisser sans broncher la raclée que je méritais. Il s’est ravisé. Ma stature imposante et mon mutisme en impressionnaient plus d’un. Pour la première fois, cette autorité physique m’a permis de me soustraire à la violence de mon père.

Ma mère a filé dans la cuisine. Mon père me donnait trois mois pour trouver un emploi, faute de quoi il me flanquerait à la rue sans scrupule. Dès que j’aurais trouvé cet hypothétique emploi, il opérerait une ponction sur mes rentrées d’argent pour couvrir le loyer et la nourriture. Il en avait d’ores et déjà fixé le montant à la moitié de mon futur salaire.

Plus tard, j’ai compris qu’il s’agissait d’une tentative désespérée pour me faire changer d’avis. J’ai accepté ses conditions et me suis mis à la recherche d’un boulot.

Sans diplôme et sans compétence, je ne pouvais espérer une fonction enviable. Je me suis demandé ce que je ferais si je n’obtenais rien. À quelles ressources devrais-je faire appel si mon père me jetait à la rue ? J’étais inquiet à l’idée de ne pouvoir conserver ma batterie. Par-dessus tout, j’espérais qu’il ne m’empêcherait pas de voir ma mère.

J’ai parcouru des centaines d’annonces dans Le Soir et La Libre Belgique, j’ai écrit une multitude de lettres, je me suis présenté aux quatre coins de la capitale. J’ai essuyé affronts et mépris.

Deux semaines avant l’échéance fixée, alors que le courage m’abandonnait, j’ai décroché un contrat comme aide-magasinier chez l’importateur Peugeot, à quelques centaines de mètres de mon ancien domicile.

Le magasin central de pièces de rechange occupait près de mille mètres carrés en sous-sol. Il était enseveli sous le garage et la salle d’exposition dans laquelle se pavanaient les 403 et la plus récente 404.

Pour m’y rendre, j’avais puisé dans mes économies et m’étais acheté un Puch deux vitesses d’occasion, un cyclomoteur qui m’offrait un sentiment de liberté malgré son caractère poussif.

J’avais intégré une équipe d’une vingtaine de magasiniers, tous plus âgés que moi. Une partie était chargée de la vente au comptoir clientèle. C’étaient les mieux lotis, ils attendaient qu’un garagiste ou un carrossier se présente pour abandonner leur chaise, rechercher dans le catalogue les références des pièces demandées et aller les prélever dans les rayonnages.

Deux employés étaient affectés au comptoir atelier. Les mécanos descendaient à intervalles réguliers et alignaient les pièces sur le zinc, les mains imprégnées de cambouis. Ils profitaient de cette interruption pour fumer une cigarette ou échanger quelques plaisanteries.

L’un des mécaniciens m’amusait. C’était un Noir au sourire étincelant, bâti comme un catcheur. Il riait à longueur de journée à propos de tout et de rien. Comme il se doit, tout le monde l’appelait Blanche-Neige. On ne se prenait pas au sérieux, on pouvait plaisanter sans se faire traiter de raciste ou de fasciste. Il n’en prenait pas ombrage.

De temps à autre, le chef d’atelier débarquait pour les rappeler à l’ordre à grand renfort d’insultes et de menaces.

Pour ma part, j’étais chargé de préparer les commandes que les concessionnaires adressaient chaque matin par courrier. Certaines s’étalaient sur plusieurs pages. Je parcourais les allées en tractant un chariot et entassais les pièces pour les porter au service d’expédition.

Dans ma fonction, il n’y avait ni attente ni cigarette ni plaisanterie. Si je parvenais à terminer la préparation de mes commandes, j’étais aussitôt chargé de balayer les allées ou de mettre en rayon les nouveaux arrivages de pièces.

Lorsque l’heure de la délivrance arrivait, je remontais à la surface, en manque d’air et de lumière. Le soleil meurtrissait mes rétines, l’air frais me montait à la tête. J’enfourchais mon Puch et je rentrais chez moi exténué.

La hiérarchie était marquée. Les aides-magasiniers tels que moi portaient un cache-poussière gris, les confirmés un bleu et les cadres un blanc. Le chef magasinier était un ancien militaire de carrière reconverti dans le civil, un Français râblé aux manières brusques et à l’accent du Midi. Il disait à qui voulait l’entendre que ses fils réussissaient haut la main de brillantes études universitaires quelque part en France.

Avec mes cheveux en bataille, mon cache-poussière ouvert, ma chemise qui sortait du pantalon et mon cursus rachitique, j’étais le prototype de ce qu’il haïssait ; un gamin oisif, inculte, désinvolte et indiscipliné, issu de cette nouvelle race de jeunes qui mènerait le monde à sa perte. Il ignorait que je lisais Balzac, Hugo, Zola et que j’étais capable de réciter de tête certains passages d’Andromaque.

Toute occasion était bonne pour m’humilier. Lorsqu’un concessionnaire téléphonait parce que sa commande contenait une erreur de référence ou de quantité, il me faisait appeler au secrétariat. Quatre femmes hautaines y officiaient. Elles étaient chargées de la gestion du stock et de la comptabilité. Elles ne me saluaient jamais, nous ne faisions pas partie du même monde.

Le militaire m’interpellait avec aigreur devant elles, me lançait ses griefs, menaçait de mettre fin à mon contrat si cela se reproduisait et me renvoyait au travail.

Je subissais ses assauts avec stoïcisme. Je me contentais d’attendre la fin de sa diatribe en auscultant le bout de mes chaussures. Lorsque je refermais la porte derrière moi, il lançait une plaisanterie à sa basse-cour qui s’esclaffait aussitôt.

Au fil des semaines, j’ai compris que je ne craignais rien pour mon emploi. J’étais son souffre-douleur, il avait besoin de moi pour exister.