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Comme je versais la moitié de mon salaire à mon père, je m’étais trouvé un job complémentaire pour arrondir mes fins de mois. Je travaillais de dix-neuf heures trente à vingt-trois heures dans une brasserie située sur la chaussée de Waterloo. J’étais barman, payé au noir. Je préparais les apéritifs, je décapsulais les bouteilles, je lavais les verres.

J’avais sous les yeux un aide-mémoire qui détaillait la composition des cocktails. Je m’imaginais dans L’Écume des jours, où un piano élaborait les mixtures en fonction du morceau que l’on jouait. Par curiosité, j’ai commencé à les goûter. Bien vite, je me suis mis à avaler les fonds de verre que l’on me ramenait. J’aimais l’euphorie que l’alcool me procurait, j’ai commencé à boire.

Le couple qui tenait le restaurant avait deux fils et une fille. Les fils étaient plus jeunes, la fille avait mon âge. La gamine n’avait pas froid aux yeux et se faisait un malin plaisir à tourner autour de moi. Elle profitait d’un mouvement innocent pour dévoiler ses jambes ou m’effleurer de ses seins.

Un soir, alors que je terminais mon service, elle m’a demandé de l’accompagner chez elle. Elle prétextait qu’un homme rôdait autour de sa maison depuis quelques jours. Ses frères étaient déjà au lit et ses parents ne rentraient que vers une heure du matin.

Lorsque nous sommes arrivés devant la maison, elle m’a proposé d’entrer. Comme j’hésitais, elle m’a pris par la main et m’a conduit jusqu’à sa chambre. Sans crier gare, elle s’est allongée sur le lit, a ôté sa culotte et a écarté les jambes.

Je suis resté immobile durant quelques instants, paralysé, subjugué par la fente rosée qui happait mon regard. Instinctivement, je me suis agenouillé et ai enfoui mon visage entre ses jambes. Comme animée par une force propre, ma langue a parcouru son sillon avec frénésie.

Elle s’est mise à soupirer, a glissé une main entre ses jambes. Des doigts, elle a écarté ses lèvres. Elle voulait que je stimule son point sensible. Je ne savais où il se trouvait. J’ai tâtonné. Je ne voulais pas avoir l’air idiot. De la voix, elle m’a guidé. Elle agitait la tête de gauche à droite, poussait de petits cris, gémissait.

Après qu’un premier orgasme l’a secouée, elle m’a demandé de la pénétrer. Je me suis débarrassé de mes vêtements. Les yeux me sortaient de la tête. Je bandais comme un étalon. J’étais à peine en elle que je jouissais comme une fontaine.

Elle m’a attiré contre elle. Elle avait aimé, mais il fallait que je me rase et que j’achète des préservatifs, elle avait pris un risque, la méthode Ogino n’était pas fiable. Je suis rentré chez moi hébété, heureux, réconcilié avec le genre humain.

Le lendemain, j’ai été appelé au secrétariat.

Un concessionnaire se plaignait de ne pas avoir reçu une série de pièces. Le petit Français m’a enguirlandé. C’était ma seconde erreur de la semaine.

Cette fois, j’ai soutenu son regard. Quand la réprimande était terminée, j’ai déclaré que l’erreur était humaine.

Je me rends compte avec le recul que ce n’était pas une réplique foudroyante, mais en sortant du bureau, j’ai senti le souffle de la victoire me parcourir.

Quand j’ai refermé la porte, le poulailler ne s’est pas mis à jacasser.

J’étais devenu un homme.

18

Quarante-cinq minutes

Peu de gens pouvaient se targuer d’avoir vu Jim Ruskin mal luné, d’humeur maussade ou contrarié.

Avec ses longs cheveux décolorés, ses tenues de cuir bigarrées, sa collection de bagues médiévales et son sourire goguenard plaqué en permanence sur son visage poupin, Jim Ruskin était l’amuseur attitré de Pearl Harbor.

Enjoué, loquace, bon vivant, il se faisait un plaisir de prendre le contre-pied des comportements outranciers de Steve Parker et de Larry Finch. Lorsque les circonstances l’exigeaient, il parvenait à dédramatiser la situation en faisant appel à un lot de pitreries dont il avait le secret. Il se dressait sur la pointe des pieds, esquissait une série de grimaces, pétait bruyamment ou débitait des plaisanteries en adoptant d’innombrables accents étrangers.

L’orage passé, il martelait sa poitrine des deux poings et se glorifiait d’être le rayon de soleil de Pearl Harbor. Il préjugeait que sans sa présence enthousiasmante et ses bons mots, les luttes intestines et les tensions incessantes auraient eu raison de la pérennité du groupe.

En règle générale, ses facéties amusaient les membres du groupe, même si elles n’étaient pas toujours du goût de Steve, surtout quand il se pendait à son cou ou lui sautait dans les bras.

Lors de leur premier concert à Londres, Jim s’était déshabillé pendant la prestation, avait tourné le dos à la salle et avait exhibé ses fesses sur lesquelles était peint l’Union Jack. Une autre fois, dans un club de Soho, face à un public qu’il trouvait apathique, il avait décroché un extincteur et s’était mis à asperger la salle.

Jim Ruskin était le plus jeune musicien de Pearl Harbor. Le plus doué aussi. Gaucher, doté d’une oreille absolue, la guitare était pour lui une seconde nature. Il s’entraînait peu, ne répétait que s’il était contraint de le faire, mais jouait toujours juste.

Né à Epsom en juin 1947, d’un père comptable et d’une mère secrétaire, il avait passé une enfance heureuse dans un milieu aisé.

Alors qu’il avait dix ans, il avait entendu Baby, Let’s Play House, le hit d’Elvis Presley et avait été marqué par l’énergie qui s’en dégageait. Il était aussitôt rentré chez lui et s’était emparé d’une vieille guitare espagnole qui pourrissait dans le grenier. Le soir même, il jouait quelques accords qu’il avait découverts à force de tâtonnements.

Par la suite il avait suivi des cours privés auprès d’un professeur du quartier. D’après ses dires, il ne lui avait fallu que quatre semaines pour en savoir plus sur la guitare que son instructeur.

Son aisance était à ce point surprenante que ses parents lui offrirent quelques mois plus tard sa première guitare électrique, une Grazzioso d’occasion, vite remplacée par une Fender Stratocaster neuve.

Aux solos agressifs et rageurs de Steve, Jim opposait une guitare mélodique, aux montées planantes et aux riffs dynamiques, à l’instar de Jimmy Page, un gamin du quartier avec qui il avait passé des heures à décortiquer les solos des maîtres tels que Scotty Moore, James Burton ou Cliff Gallup.

Le lendemain de l’enregistrement, au contraire des autres, Jim Ruskin avait pris la décision de rester à Berlin.

Il aimait cette ville, son ambiance cosmopolite, ses larges avenues et sa vie nocturne animée. Il aimait se promener dans les allées du Jardin zoologique, s’asseoir sur un banc public, entamer la conversation avec le premier passant ou regarder les lapins gambader sur la pelouse.

Même si les jeans et les cheveux longs n’étaient pas trop bien vus par la population, les Berlinois qu’il côtoyait l’appréciaient. Il avait appris leur langue, parlait comme eux, mangeait et buvait comme eux, boycottait le S-Bahn, le réseau de train urbain dont la gestion était assurée par la RDA, et se réjouissait du fond du cœur quand des résidents de Berlin-Est déjouaient les pièges des Vopos et réussissaient à franchir le Mur.

Aux petites heures, lorsque Pearl Harbor terminait son office, il se perdait dans la nuit, allait de bar en bar et rentrait fin saoul au petit matin pour s’enfoncer dans un sommeil sans rêves.