Amateur de femmes, il avait fait la connaissance de Birgit, une Berlinoise au corps épanoui et à la sexualité débridée dont il était tombé amoureux en l’espace d’une soirée. Elle travaillait au KaDeWe, le grand magasin de la Wittenberg Platz qui s’enorgueillissait d’offrir des centaines d’articles que l’on ne trouvait nulle part ailleurs.
Jim rejoignait Birgit en fin d’après-midi, lorsqu’elle avait terminé son travail. Ils dînaient ensemble dans un restaurant du quartier puis allaient chez elle.
Là, ils fumaient quelques joints et faisaient l’amour avant qu’il n’aille retrouver les membres de Pearl Harbor pour la soirée.
Le lundi 20 mars 1967, en fin de matinée, Jim fut réveillé par quelqu’un qui tambourinait à la porte de l’appartement qu’il occupait avec les autres musiciens de Pearl Harbor. C’était un minuscule trois pièces, situé au septième étage d’un immeuble vétuste du quartier de Zehlendorf, dans le secteur américain.
Au travers de la paroi, le commerçant du rez-de-chaussée l’informa qu’un appel téléphonique urgent l’attendait.
Jim émergea de son sommeil, le crâne en feu. Encore vaseux, il ne réalisa pas que ses trois compagnons étaient partis et qu’il était seul dans la chambre.
Il répondit que quelqu’un allait descendre et se rendormit.
Lorsqu’il sortit en fin d’après-midi, le commerçant, exaspéré, l’avisa que huit appels urgents étaient arrivés pour lui et qu’il n’avait pas pour vocation de jouer au coursier.
Jim prit la liste des numéros, forma le premier et tomba sur la tante de Larry. Celle-ci lui apprit la mort de ce dernier, survenue la veille à Majorque.
Consterné par la nouvelle, il ne songea pas à former les autres numéros, persuadé qu’il s’agissait de proches de Larry désireux de lui communiquer la même information.
Hébété, incertain, il parcourut l’avenue, entra dans un bar, avala deux cafés, ressortit, erra sur le boulevard et s’engouffra dans la station de métro.
À mesure que ses idées s’éclaircissaient, il prit conscience de la portée de la nouvelle. La mort de Larry annonçait la fin de Pearl Harbor, la fin du contrat à Berlin et la fin de sa relation avec Birgit.
L’espace d’un instant, il envisagea de prendre contact avec les autres pour connaître leurs réactions et retrouver un peu d’espoir, mais il ne savait ni où ni comment les joindre. Steve errait quelque part à Hambourg et Paul était parti en Irlande.
Tel un automate, il sillonna les couloirs du métro et se dirigea vers l’un des quais, sans savoir quelle destination la ligne desservait.
En début de soirée, lorsque la police allemande interrogea le conducteur du train, celui-ci déclara que l’accident s’était produit à l’heure de pointe.
Comme tous les soirs, de nombreuses personnes stationnaient sur le quai au moment où il était entré dans la station. Il avait perçu un mouvement dans la foule et un homme s’était précipité sous la rame. Il avait aussitôt actionné les freins. Malgré la vitesse relativement réduite, il n’avait pas réussi à arrêter la voiture. Le corps de l’homme avait basculé sous le train et avait été entraîné sur plusieurs mètres. Les cris qu’il avait poussés avaient semé un vent de panique et bon nombre de personnes avaient quitté les lieux.
Un passager s’était porté à son secours, mais le bas du corps de l’homme était pris dans les roues et ses jambes étaient en partie broyées dans les engrenages métalliques. L’homme était conscient, mais la douleur l’empêchait de communiquer.
Les secours étaient arrivés quelques minutes plus tard. Devant la gravité de la situation, ils avaient fait appel à une équipe de pompiers spécialisée dans les cas d’extraction.
Une fois sur place, ceux-ci s’étaient déclarés pessimistes au vu du temps nécessaire pour leur intervention. Comme l’homme perdait beaucoup de sang, les médecins avaient tenté de l’opérer sur place, mais avaient dû renoncer.
Malgré la somme d’efforts qu’ils avaient déployés, les secouristes n’avaient pu extraire l’homme du piège d’acier.
L’agonie de Jim Ruskin avait duré quarante-cinq minutes.
19
Comme un gamin
En octobre, la crise de Cuba a éclaté. Les Russes avaient installé des rampes de missiles sur l’île de Cuba et les avaient pointées sur le territoire des États-Unis.
Heure par heure, les commentateurs de la télévision et de la radio rapportaient l’escalade de la tension avec des inflexions hystériques dans la voix.
Les activités journalières marquaient le pas. Les magasins étaient dévastés. Les gens se préparaient à la guerre et amassaient des provisions. Il n’était plus possible de trouver du sucre, du riz, de la farine ou la moindre boîte de conserve. Le sujet occultait toute autre préoccupation. Chacun y allait de ses certitudes et de ses pronostics, cataclysmiques pour la plupart. Une chose semblait acquise, nous allions mourir.
Mon père avait annulé ses pérégrinations pour attendre l’apocalypse au sein de sa famille. Ses prédictions se révélaient exactes ; la guerre était à nos portes. Il passait ses soirées effondré dans le fauteuil, à maugréer devant la télévision. Nous ne pouvions lui adresser la parole, parler ou faire le moindre bruit dans la pièce.
Lorsque les programmes étaient terminés, il allumait la radio, collait son oreille contre le récepteur et passait d’une station à l’autre jusque tard dans la nuit.
La crise a duré deux semaines. Deux semaines durant lesquelles le monde a été au bord de la guerre nucléaire.
Quand Khrouchtchev a abandonné la partie, mon père a semblé plus dépité que rassuré. Bien vite, il a auguré que ce n’était que partie remise, que les Russes ne perdraient pas la face aussi facilement et qu’ils préparaient certainement un nouveau coup tordu.
Côté rock, c’était aussi la crise. Les prévisions de la disquaire étaient en passe de se réaliser.
Mes idoles avaient mal négocié leur entrée dans les années soixante. Buddy Holly et Eddy Cochran avaient rejoint le Paradis en emmenant avec eux Ritchie Valens, ce qui était plutôt une bonne chose, La Bamba était l’une des pires choses que j’aie entendue.
Little Richard était devenu mystique, Chuck Berry purgeait une peine de prison pour avoir eu les mains baladeuses sur une mineure et Jerry Lee Lewis était en disgrâce après qu’il avait épousé une gamine de treize ans.
Même si je l’avais voulu, je n’aurais pu reporter mon affection sur Elvis Presley, lui aussi acoquiné à une toute jeune fille. Il avait arrêté de chanter à la sortie de son service militaire pour se tourner vers Hollywood et se consacrer au cinéma.
Quelques mois auparavant, un ancien plumeur de poulets nommé Chubby Checker avait lancé la mode du twist. Le phénomène n’avait pas duré bien longtemps, mais l’espace d’une saison, tout le monde avait remué son derrière sur Let’s Twist Again.
C’est dans ce climat de déprime, comme un soleil inattendu qui pointe ses rayons après la tempête, que mon frère est rentré à la maison avec un 45 tours. C’était au début du mois de novembre. Il m’a adressé un clin d’œil, m’a montré le disque et m’a dit que ce truc-là allait faire un malheur.
J’étais dubitatif. J’ai d’abord pensé qu’il se moquait de moi. Nous ne partagions pas les mêmes goûts en matière musicale. Il était plutôt orienté chanson française et écoutait des âneries comme le Mexicain basané ou les rengaines pleurnichardes de Richard Anthony.