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Progressivement, j’ai commencé à me lâcher. Double stroke roll. Je perdais la notion du temps et de l’espace, j’étais ailleurs, dans un état second. Buzz roll. Je me suis mis à taper de plus en plus fort, de plus en plus vite. Flam rolls. Mon corps vibrait sous les coups que j’assénais. L’alcool me montait à la tête, j’étais transporté, hors de moi-même, en communication directe avec les dieux du rock. Je m’éclatais comme jamais je ne m’étais éclaté. J’avais douze bras. Cross stick, paradiddle five stroke roll, single stroke, rimshots, sticks on sticks, l’ensemble des techniques que j’avais apprises dans ma cave y passait.

J’ai joué pendant près d’une demi-heure. Quand je me suis arrêté, un tonnerre d’applaudissements a retenti.

J’ai relevé la tête. J’étais trempé. La salle était comble, l’audience avait triplé. Les gens sifflaient, criaient, gesticulaient. Les Drivers, eux aussi, m’applaudissaient. Même le fils à papa y allait de ses encouragements.

J’étais sur une autre planète.

Je ne sais ce qui m’a pris. Je me suis levé. J’ai fendu la foule. J’ai quitté l’école. J’ai couru jusque chez moi sans m’arrêter. Je me suis enfermé dans ma chambre et me suis jeté sur le lit.

La tête dans l’oreiller, j’ai sangloté comme un gamin.

20

Transport de légumes

L’ambulance qui assurait le transfert de X Midi sortit du Ring, le périphérique qui ceinturait Bruxelles, et emprunta l’étroit chemin qui sinuait dans la forêt, seule voie d’accès à la clinique Derscheid.

Hormis le personnel soignant et les visiteurs, peu de gens fréquentaient l’institut. La majorité des soixante mille automobilistes qui passaient chaque jour à sa hauteur ignoraient son existence. Certains randonneurs se surprenaient à découvrir une telle installation au cœur de la forêt.

Le convoyeur, un jeune débraillé qui venait de décrocher son brevet de transport médico-sanitaire, prit l’air dubitatif et se tourna vers le chauffeur.

— Tu es sûr que c’est ici ?

Le chauffeur leva les yeux au ciel.

— Oui, je suis sûr que c’est ici, je suis déjà venu plusieurs fois.

L’homme avait une cinquantaine d’années et travaillait depuis vingt ans pour la société d’ambulances. Ils faisaient équipe pour la première fois et l’impression que l’auxiliaire lui avait laissée était désastreuse. Il n’appréciait ni ses piercings ni son ton dédaigneux, mais le secteur était en crise et il était de plus en plus difficile de trouver du personnel qualifié et enthousiaste.

Ils parcoururent trois cents mètres, dépassèrent une élégante villa de style normand et accédèrent à l’entrée du domaine.

Une imposante construction de quatre étages se dressait devant eux.

— C’est plutôt sinistre comme endroit ! En plus, il n’y a pas l’air d’y avoir grand-monde.

Avec sa silhouette fantomatique, sa terrasse protégée par une longue verrière et son clocheton en surplomb, le pavillon Laennec ressemblait à un palace désaffecté.

Le chauffeur soupira.

— C’est un peu plus loin. Il n’y a plus rien ici. On parle de raser le bâtiment.

Le stagiaire ricana.

— Quel gâchis ! C’est le décor idéal pour tourner le remake de Shining.

Le chauffeur esquissa un sourire.

— Ils ont construit l’ensemble au début du vingtième siècle. À la base, c’était un sanatorium, le premier en Belgique. Après, ils en ont fait un centre de revalidation et un hôpital psychiatrique. Le pavillon Laennec était occupé jusqu’il y a quelques mois, mais ils ont transféré une partie des patients au nouveau centre qui s’est ouvert à Wavre.

— Je vois, des éclopés et des dingos, c’est pour ça qu’ils les ont planqués dans les bois.

Ils passèrent devant une sorte de chapelle et parvinrent au fond du site, devant un édifice ocre à trois étages, construit dans un style architectural proche du premier pavillon.

À l’exception de quelques voitures et d’un infirmier qui fumait une cigarette devant la porte, l’endroit semblait désert.

Le chauffeur arrêta le véhicule devant l’entrée réservée aux ambulances.

— Nous y sommes, c’est le pavillon Vésale. Du temps du sanatorium, c’était le pavillon des femmes. Il a été ouvert une dizaine d’années après le premier.

— Tu connais la blague ? En Afrique, les femmes ont toutes le sida ou la tuberculose. Moralité, vaut mieux baiser celles qui toussent.

Le chauffeur haussa le ton.

— Je ne trouve pas ça drôle. Surveille ton langage et tes manières ! Je vais au secrétariat pour les papiers, prépare la civière.

— Ok, chef !

Il sortit et claqua la portière.

Dès qu’il eut disparu, le convoyeur sortit à son tour, fit le tour du véhicule et ouvrit le hayon.

— Salut pépère, fin du voyage. Bienvenue dans ta dernière demeure.

Il considéra quelques instants le visage de l’homme puis se pencha vers lui.

— Tu n’es pas très bavard, toi. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Éclopé ou dingo ? Ou un peu des deux ?

Le chauffeur revint accompagné de deux brancardiers qui transportaient un lit d’hôpital. Ils firent coulisser la civière hors de l’ambulance et placèrent le corps de l’homme sur le lit.

Le chauffeur fit signe au convoyeur.

— C’est bon, on peut y aller.

Ils s’installèrent dans l’habitacle.

Le jeune se cala dans son siège et posa les pieds sur le tableau de bord.

— Je vais faire un petit somme, tu me réveilles quand on est arrivés ?

D’un mouvement brusque, le chauffeur pivota, chassa les pieds du stagiaire et pointa un index.

— Tu commences à m’énerver. Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu es sûr que c’est le métier qui te convient ?

Le stagiaire lui adressa un clin d’œil.

— Je commence à me le demander. J’ai cru que j’allais passer mon temps à sauver des vies. Ma petite amie s’imagine que je suis George Clooney. En réalité, je passe mes journées à faire du transport de légumes.

21

Quarante ans de ma vie

Les couleurs étaient plus vives, le ciel plus bleu, l’air plus pur. Le monde a vieilli, mais je reconnais cet endroit. Je ne savais pas qu’il était peuplé d’éclopés et de dingos, je pensais qu’il s’agissait d’une maison de retraite ou d’une sorte d’hospice.

Elle s’appelait Sylvie ou Sylviane. Peut-être Sylvia. Notre histoire n’a pas duré bien longtemps. Quelques semaines, un ou deux mois, tout au plus. C’était peu de temps avant que je m’en aille.

J’allais la chercher avec mon Puch. Elle m’attendait sur le pas de la porte, un sourire moqueur aux lèvres. Elle montait et s’accrochait à ma taille.

Quand il faisait beau, nous venions ici. Mon cyclomoteur crachait ses poumons. Nous rencontrions des personnes âgées qui déambulaient en robe de chambre dans les allées.

Des bancs se trouvaient derrière le bâtiment, à la lisière de la forêt. Nous nous asseyions sur le dernier, Sylvia et moi. C’était calme. Personne ne venait nous déranger. Elle sortait le tube de colle et le sac en plastique.

Sylvia ressemblait à un garçon. Elle avait des cheveux blonds coupés court, de grands yeux bleus et des seins minuscules. Nous nous étions offert de redoutables cuites, mais elle voulait passer à la vitesse supérieure. Elle m’avait initié au Peracon et au Romilar, des pilules et du sirop pour la toux. Nous en avions avalé des quantités phénoménales, mais cela n’offrait pas de sensations fortes. Nous restions vaseux pendant un jour ou deux, rien de plus. À peine suffisant pour dire que nous planions.