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Il prenait son temps. C’était interminable. Je l’observais du coin de l’œil. Il avait des cheveux blonds peignés en arrière et une paire de lunettes noire aux verres épais. Il semblait absent, comme ces gens qui ont connu un drame ou ont vécu une expérience hors du commun.

Quand il était enfin prêt, il nous a demandé ce que nous voulions jouer. Jean-Claude voulait en rester aux Shadows, Marc voulait faire du rock. Quant à moi, j’aurais bien aimé jouer des morceaux des Beatles. Leur second 45 tours, Please Please Me, venait de sortir et je le trouvais encore meilleur que le premier.

Alex a attendu un moment en souriant. Ces quelques secondes avaient suffi pour qu’il prenne l’ascendant du groupe.

Il a hoché la tête et a déclaré qu’il allait nous initier au blues. Les Shadows étaient morts, les Beatles pas encore vivants et il n’aimait pas ce qu’il appelait le rock à bananes. Il préférait Memphis Slim ou le blues rapide et électrique de Jimmy Reed. De même, il trouvait que les Drivers faisaient ringards et nous a rebaptisés le Nain Chiffre.

Il a pris sa guitare, s’est éclairci la voix et a entonné You’ve Got Me Dizzy.

De fait, il jouait bien et chantait juste. C’était puéril, mais nous l’avons applaudi à la fin. Après, il nous a donné des directives précises et nous a laissé le temps de nous entraîner. Le soir, nous maîtrisions quelques morceaux dont Down in Virginia et Every Day I Have the Blues.

De samedi en samedi, nous progressions. Le répertoire du Nain Chiffre s’étoffait et je commençais à aimer le blues.

Malgré nos contacts réguliers, Alex restait une énigme pour moi. Il semblait serein, à l’écoute des autres, sûr de lui et de ce qu’il avançait.

Quand nous ne parvenions pas à le suivre ou à répondre à ses demandes, il restait calme, s’arrêtait et souriait. Il réexpliquait ce qu’il voulait et nous reprenions, encouragés par ses claquements de doigts et ses mouvements de tête.

Personne ne savait ce qu’il faisait. D’après Jean-Claude, il ne travaillait pas. Il avait pas mal bourlingué et fait plusieurs boulots. Il connaissait beaucoup de monde et faisait partie d’une sorte de confrérie.

Lors d’une de nos conversations, il a appris que je lisais.

Un livre l’avait beaucoup marqué et il souhaitait me le prêter. Il m’a proposé de passer chez lui le dimanche après-midi.

C’était dans une rue parallèle à l’avenue Churchill. Il habitait au dernier étage d’un vieil immeuble sans ascenseur. Il vivait avec des amis dans un logement dont ils partageaient les frais.

Je suis arrivé en milieu d’après-midi. Il m’a accueilli avec son sourire habituel. L’appartement baignait dans la pénombre. De longs voiles rouges tamisaient la lumière du jour. Une musique bourdonnait dans le fond. Une odeur douceâtre flottait dans l’air.

Dans le séjour, deux types discutaient à voix basse, assis en tailleur. Il n’y avait presque pas de meubles. Des matelas étaient jetés à même le sol. Une fille allongée sur l’un d’eux semblait dormir.

Alex a suivi la direction de mon regard. Elle s’appelait Marianne, elle faisait un beau voyage et nous rejoindrait plus tard.

Nous sommes allés dans la cuisine. Alex m’a offert une bière et m’a remis le livre, Le Festin nu, de William Burroughs.

Il a ensuite tenu un long discours dans lequel il évoquait la politique, le non-conformisme et la révolution. Il soutenait que nous n’étions pas obligés de nous laisser assujettir par les grands de ce monde, que nous devions arrêter de nous résigner, que la guerre n’était pas une fatalité.

Il affirmait que les jeunes avaient leur mot à dire et finiraient par prendre le pouvoir pour créer un ordre nouveau dans lequel le monde vivrait en paix. Ce n’était qu’une question de temps.

Je ne saisissais pas tous les termes qu’il employait et certains concepts me semblaient confus ou idéalistes. Pour moi, il fallait être adulte pour exister. J’étais néanmoins fasciné par l’assurance et la conviction qui émanaient de ses propos.

Il parlait posément en choisissant ses mots. Il étayait ses assertions en faisant appel à des exemples issus de l’actualité. Je l’écoutais, je l’observais. Une aura l’enveloppait, j’étais hypnotisé.

Les deux autres gars nous ont rejoints. Nous avons encore bu quelques bières. Alex a continué à parler et nous l’avons écouté sans l’interrompre.

Plus tard, Marianne est venue se joindre à nous. Elle était longue, mince et très belle. Elle se déplaçait avec grâce et souplesse, ses pieds touchaient à peine le sol. En silence, elle est passée de l’un à l’autre. Elle a déposé ses mains sur nos épaules, s’est penchée et nous a embrassés sur la bouche. C’était plus qu’un baiser d’amitié.

Elle a préparé une soupe épaisse et odorante. En fin de soirée, Alex a confectionné une sorte de cigarette et me l’a tendue.

Il a souri. C’était du libanais rouge. Le joint est passé de main en main, en une sorte de rituel. J’aurais dû être surpris ou méfiant, mais j’ai perçu ce geste comme une forme de communion, un acte fraternel qui me faisait penser à l’eucharistie.

Les autres aspiraient la fumée, l’avalaient à plusieurs reprises et la tenaient longtemps dans leurs poumons. Au second passage, j’ai fait comme eux.

Petit à petit, un sentiment de béatitude m’a envahi. J’étais bien. Mes idées étaient claires. Mon cerveau, mon cœur et mon corps étaient en harmonie. Nous avons parlé, bu et fumé jusque tard dans la nuit.

Tard dans la nuit, Marianne m’a pris par la main. Nous nous sommes allongés et je me suis endormi dans ses bras.

24

Sa prime enfance

Paul McDonald ne croyait ni à la loi des séries ni aux concours de circonstances exceptionnels.

Dans la matinée du mardi 21 mars 1967, alors qu’il tentait de contacter Jim Ruskin à Berlin, il apprit de la bouche du commerçant qui officiait au rez-de-chaussée de leur logement que ses trois compagnons de chambrée avaient perdu la vie dans les quarante-huit heures qui avaient précédé, en des lieux séparés et de causes différentes.

Le boutiquier ajouta que plusieurs personnes cherchaient à le joindre depuis ces événements et qu’il devait prendre contact sans tarder avec la police de Berlin ou les autorités locales de l’endroit où il se trouvait.

Pour Paul McDonald, il ne faisait aucun doute que ces morts étaient liées et n’avaient rien de naturel. Il en déduisit qu’il devait, en toute logique, être le prochain sur la liste.

Après avoir surmonté la montée de panique, il chercha à cerner le mobile de ces trois meurtres et à évaluer les menaces potentielles.

Plusieurs pistes s’ouvraient à sa réflexion. Avec leur attitude provocatrice et leur cynisme, Larry et Steve s’étaient mis beaucoup de monde à dos à Berlin. Patrons de boîtes de nuit, dealers, souteneurs, sans compter les innombrables militaires américains qu’ils insultaient pendant leurs passages sur scène. Tous auraient pu aspirer à les voir passer de vie à trépas. Lui-même n’était pas en reste.