Surnommé le Mammouth par ses intimes — sobriquet dont il était fier —, Paul mesurait près de deux mètres et pesait plus de cent trente kilos. À l’inverse de ses deux compères, il ne réglait pas ses comptes à coups d’insultes ou de sarcasmes assassins. Quand il estimait que les limites de sa patience avaient été franchies, il se triturait le bouc, se dirigeait de sa démarche chaloupée vers son contradicteur et lui fracassait le nez d’un coup de tête ou de son redoutable direct du droit.
Né à Dublin en avril 1940, Paul McDonald était le plus âgé des membres de Pearl Harbor.
À l’âge de six ans, il avait organisé une collecte dans son quartier afin d’amasser le plus de boîtes métalliques de bonbons Mackintosh. Il les avait ensuite disposées par ordre de grandeur sur le sol de son grenier et s’était mis à les marteler à l’aide de bâtons rudimentaires en tentant de reproduire le style de ses idoles, Gene Krupa et Buddy Rich.
Sa mère lui avait offert un tambour pour ses dix ans. Durant deux semaines, il l’avait emporté partout avec lui, ne le lâchant que pour aller dormir. Il avait reçu sa première batterie à l’âge de quinze ans, le jour de son anniversaire. C’était une Premier de seconde main que son père avait achetée chez un marchand peu scrupuleux et qui avait très vite rouillé.
Après avoir quitté l’école publique, Paul avait travaillé avec son père dans le secteur de la construction. En plus de son métier de maçon, il avait appris le lancer du poids, la boxe et avait rejoint divers groupes locaux en tant que batteur.
En 1958, il avait épousé Margareth, une amie d’enfance, qui avait accouché un an plus tard d’un garçon qu’ils avaient baptisé Jason. Bien vite, leur couple avait battu de l’aile et ils avaient divorcé deux ans plus tard.
Fin 1963, alors que la Beatlemania déferlait sur l’Europe et que les groupes britanniques commençaient à faire parler d’eux, Paul avait quitté l’Irlande et s’était rendu à Londres avec l’ambition de se lancer dans une carrière de batteur professionnel.
Il avait connu quelques revers avant de trouver un emploi de videur au Ronnie Scott’s, un club de jazz de Soho, et une place de batteur à temps partiel dans un groupe de rock nommé Black Spirit.
De fil en aiguille, il avait appris que le groupe Pearl Harbor cherchait un batteur et avait rejoint le groupe en mai 1964.
Paul McDonald se couchait tard et se levait tôt. En moyenne, il ne dormait pas plus de quatre heures par nuit. Malgré ces courtes périodes de sommeil et les quantités phénoménales d’alcool qu’il ingurgitait, il semblait toujours dans une forme olympique. À ceux qui lui demandaient quel était son secret, il répondait la sobriété, ne jamais être sobre.
Un soir, avant d’entamer leur set, Larry Finch était arrivé avec un tube de somnifères pour chevaux et avait parié vingt livres avec lui qu’il ne tiendrait pas jusqu’à la fin du concert s’il prenait un demi-comprimé. Paul avait doublé la mise et avalé un comprimé entier accompagné d’un verre de cognac. Une demi-heure plus tard, il s’était effondré sur sa batterie. Une ambulance avait dû intervenir. Il avait passé les deux journées suivantes dans un fauteuil roulant, à essuyer les quolibets des trois autres.
Sa puissance à la batterie était impressionnante. Il utilisait les bâtons les plus longs et les plus lourds et les surnommait mes arbres. Il frappait si fort qu’il lui arrivait de déchirer les peaux de son instrument. En plus de sa force herculéenne, il utilisait deux grosses caisses de vingt-six pouces dans le but d’augmenter l’effet qu’il produisait. Non content de cela, il avait retiré la peau de résonance des grosses caisses pour assécher le son et pouvoir frapper plus fort.
Lorsqu’il eut retrouvé un semblant de calme, il tenta de se raisonner.
Personne ne savait qu’il était à Londres. Il avait déclaré aux autres qu’il allait voir son fils et visiter sa famille à Dublin. En réalité, il venait participer à un casting. Stuart, l’un de ses amis intimes, lui avait appris qu’un groupe prometteur nommé Fairport Convention était à la recherche d’un batteur.
Il était arrivé dans la capitale le samedi, s’était installé dans un hôtel et était parti en virée. Le casting était planifié le mercredi suivant et il comptait profiter de son retour à Londres pour s’offrir un peu de bon temps.
Il jugea peu prudent de contacter la police allemande. Deux semaines auparavant, il avait dévasté un bar à Berlin. Le patron des lieux estimait qu’il avait trop bu et qu’il importunait les clients. La mise à sac du bistro s’était accompagnée d’un passage à tabac en règle et le gérant du bar s’était retrouvé au service des urgences.
De plus, il évalua que la mise sur pied de trois assassinats dans un laps de temps aussi réduit et dans des lieux différents exigeait de la main-d’œuvre qualifiée et une organisation rodée. Il ne pouvait exclure l’éventualité que la police ou une quelconque structure allemande puisse être derrière ces actions.
Il aurait pu composer le 999 et se confier à la police londonienne, mais lors de son dernier séjour à Londres, il avait eu maille à partir avec un jeune automobiliste qui avait manqué de le renverser sur un passage pour piétons. Il avait extirpé le gamin de sa voiture et lui avait infligé une correction devant de nombreux témoins qui s’étaient gardés d’intervenir. Il avait laissé le chauffard à demi inconscient sur le trottoir et s’en était pris à son véhicule qu’il avait saccagé à coups de poing, de coude et de pied. Il s’était ensuite perdu dans la foule alors qu’une voiture de police arrivait, sirène hurlante.
Le plus sage était de disparaître en effaçant les traces derrière lui, de laisser passer quelques jours et de voir comment les choses allaient se décanter. La presse britannique se saisirait certainement de l’affaire et lancerait ses limiers sur le terrain.
Il téléphona à Stuart et lui annonça qu’il quittait Londres. Le soir même, il prit le train de nuit pour Glasgow. Le lendemain, dès l’ouverture des banques, il se rendit dans une agence de la Barclays sur Buchanan Street et retira l’intégralité de l’argent qu’il avait sur son compte. Il reprit ensuite le train pour Londres.
Pour brouiller davantage les pistes, il prit un autre hôtel. Il se rendit à Nothing Hill et s’installa au Samarkand Hotel où il se fit enregistrer sous le nom de jeune fille de sa mère.
Durant les cinq journées qui suivirent, il resta cloitré dans sa chambre au cinquième étage et n’en sortit que pour acheter des journaux, prendre ses repas dans un restaurant du quartier ou se réapprovisionner en alcool.
Le mardi 28 mars, vers six heures du matin, un livreur de viande qui remontait Lansdowne Crescent à bord de sa camionnette vit un homme chuter du cinquième étage du Samarkand Hotel et s’effondrer sur le sol.
Lorsque les services de soins arrivèrent sur les lieux, ils constatèrent le décès de l’homme.
La police découvrit rapidement l’identité de la victime et dressa un parallèle entre cet accident et la mort des trois autres membres de Pearl Harbor.
L’enquête démontra que Paul McDonald s’était enfermé dans sa chambre et avait tiré le verrou, fait qui excluait que quelqu’un ait pu s’introduire dans la pièce.
L’analyse sanguine révéla qu’en plus de deux grammes et demi d’alcool, la victime avait avalé une dizaine de comprimés de Vesparax, un puissant barbiturique. La police releva également de nombreuses vomissures sur la moquette.
Ils en déduisirent que Paul McDonald avait sombré dans un coma éthylique. Il avait vomi pendant son sommeil, ce qui l’avait réveillé. Il s’était dirigé vers la fenêtre pour prendre une bouffée d’air frais et avait perdu l’équilibre.