Ce matin-là, je me suis retrouvé au milieu de la cour, entouré d’une centaine de gars. La plupart étaient plus âgés que moi et avaient terminé leurs études. Comme moi, ils avaient emporté une valise et semblaient perdus.
Ils étaient aussi peu enthousiastes que moi à l’idée de passer quinze mois sous les drapeaux. Nombre d’entre eux s’étaient mêlés aux manifestations qui avaient accompagné le mouvement de grève de 1960. En les écoutant dialoguer entre eux, j’ai compris que l’ère de la jeunesse soumise, maintenue dans les normes strictes par l’éducation parentale et scolaire touchait à sa fin. Leurs propos me faisaient penser à Alex.
J’ai commencé par répondre à un long questionnaire. Les militaires me demandaient si j’avais une préférence pour une arme ou si je souhaitais devenir sous-officier. J’ai refusé toute idée de grade et opté pour la force aérienne dont la réputation était d’être plus ouverte que la force terrestre.
En fin de matinée, j’ai reçu une plaque d’identification métallique. Pendue à une chaînette, je devais la porter en permanence autour du cou, sous mes vêtements. Elle comportait mon numéro de matricule, mon nom, les initiales de mon prénom, ma date de naissance et l’indication Armée Belge. Un gradé est venu nous expliquer qu’en cas de découverte de notre cadavre, la moitié de la plaquette serait brisée suivant la découpe et expédiée au service ad hoc.
Nous sommes ensuite passés à la visite médicale. Nous étions tous à poil, en rang. Nous avons dû uriner dans un flacon et nous pencher en avant pour que le médecin puisse nous ausculter le trou de cul.
Lorsqu’ils ont vu dans le dossier que j’avais eu une commotion cérébrale, ils m’ont envoyé à l’électro-encéphalogramme. J’ai pris l’air absent et j’ai fait rouler mes yeux comme si j’étais à moitié fou. Dès le début de l’examen, j’ai grincé des dents comme on me l’avait conseillé. Le médecin m’a interpellé et m’a sommé d’arrêter de me moquer de lui.
L’après-midi, ils nous ont montré un film sur la guerre, l’utilisation de la morphine et les dangers de la syphilis. Ils avaient une collection de photos de bites ravagées à faire peur. Nous avons terminé la journée par des examens psychotechniques chargés de carrés, de ronds et d’engrenages. Le soir, j’ai revu Les 400 coups, de François Truffaut, le seul film qu’ils possédaient.
Quand la nuit est tombée, certains ont sorti leurs bouteilles de gnôle. Nous avons bu comme des ivrognes et entamé une gigantesque bataille d’oreillers qui s’est terminée aux petites heures du matin. Le lendemain, ils ont fait la photo du groupe en nous informant que le coût de celle-ci serait retiré de la solde que nous allions percevoir pour les deux jours. En fin de journée, j’ai fait la file pour passer dans un bureau où un médecin militaire m’a annoncé que j’étais bon pour le service. J’ai encaissé ce verdict avec un mélange d’incrédulité et de résignation. Sans savoir dans quel sens, je savais que ces quelques mots allaient changer le cours de ma vie.
J’ai pris mes affaires et je m’en suis allé.
Au coin de la rue, j’ai jeté ma plaque d’identification dans une bouche d’égout.
26
Coupables d’un quelconque délit
Le médecin-chef de la clinique Derscheid était une femme énergique d’une quarantaine d’années, à l’allure décidée et à la voix puissante.
Le mercredi 15 avril, elle se rendit au chevet de X Midi en compagnie de l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire. Les derniers rapports qu’elle avait reçus indiquaient que l’homme était prêt à recevoir cette visite.
Elle positionna son visage dans l’axe de l’homme et chercha à capter son regard.
— Bonjour, je m’appelle Marie-Anne Perard. Je suis le médecin-chef de cette clinique.
Elle marqua une pause et guetta les yeux de l’homme.
— Je sais que vous me comprenez. Je vais vous dire ce qui vous est arrivé et vous expliquer ce que nous allons faire.
Elle s’arrêta, se tourna vers ses assistants et leur signifia d’un hochement de tête que l’homme était conscient. Elle revint vers lui, se déplaça lentement de gauche à droite.
L’homme la suivait du regard.
— Vous avez eu un accident, Monsieur. Dans notre jargon, nous appelons cela un accident vasculaire cérébral. Votre tronc cérébral a été touché.
Elle laissa l’homme enregistrer le message.
— En quelques mots, le tronc cérébral est une partie du système nerveux central. Il est situé entre le cerveau et la moelle épinière et sert de passage aux nerfs, ceux qui vont vers votre cerveau et ceux qui en partent.
Un filet de bave s’échappa de la bouche de l’homme.
— Je vais être franche avec vous. Pour l’instant, vous êtes complètement paralysé, mais il y a de l’espoir. Vous réagissez bien aux premiers traitements. Vous avez commencé à remuer les doigts d’une main, ce qui signifie que vous êtes entré en phase de récupération. Ces signes indiquent que vous vous réveillez progressivement. Votre état peut évoluer. Si cela continue, nous pouvons…
Elle s’arrêta, chercha ses mots.
— Nous pouvons prolonger votre vie. Dans certains cas, nous pouvons vous permettre de retrouver certains sens. Mais vous devez nous aider.
Elle passa une main sur le visage de l’homme.
Les yeux de X Midi s’agrandirent.
— Vous sentez ma main sur votre visage ? Si vous sentez ma main, clignez une fois des paupières.
L’homme ne réagit pas.
— Je sais que vous me comprenez. Nous pouvons communiquer avec vous et vous pouvez communiquer avec nous. Nous vous poserons des questions auxquelles il vous suffira de répondre par oui ou non. Pour dire oui, clignez une fois des paupières, pour non, clignez deux fois.
L’homme continuait à la fixer. Elle crut déchiffrer de la frayeur dans ses yeux.
— Vous devez nous faire confiance, il y a de l’espoir, mais vous devez nous aider. Vous êtes prêt à nous aider ?
Elle approcha davantage.
— Je ne sais pas ce qui vous est arrivé avant cet accident, mais vous êtes en sécurité ici. Il ne vous arrivera rien. Je viendrai vous voir régulièrement. Je ne peux pas vous obliger à communiquer avec nous, mais ça nous aiderait si vous acceptiez de le faire.
L’homme chercha à fuir son regard.
Elle s’écarta et fit signe à son équipe. Ils se mirent en file indienne et quittèrent la chambre sur la pointe des pieds, comme s’ils s’étaient rendus coupables d’un quelconque délit.
27
Contre mon cœur
Des bribes du monde d’autrefois me parviennent. Des bruits, des couleurs, quelques images indécises. En journée, ils m’infligent des dessins animés, des jeux insipides ou la retransmission de vieux matchs de football. Le niveau du volume est si bas que je ne parviens pas à saisir ce qui se passe.
Hier, un groupe de rock a surgi de l’écran. Quatre types déchaînés. Je ne sais de quel siècle ils venaient. J’ai ouvert grand les yeux. Je me suis concentré pour pouvoir les entendre. Les guitaristes grimaçaient, se tortillaient comme de beaux diables, le batteur était survolté et secouait la tête, le chanteur gesticulait et virevoltait dans un déluge de lumière.