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Seuls quelques notes et un filet de voix me parvenaient, mais l’espace d’un instant, je me suis senti vivant.

Quelqu’un est entré dans la chambre et a éteint la télévision. Il fallait éviter les stimulations excessives.

Parfois, ils me frôlent, se penchent, me palpent. L’un d’eux s’acharne sur ma carcasse, mais ses mains me font du bien. Il me masse les jambes, les pieds, le dos, la nuque.

Une femme m’a demandé de tendre les lèvres, de faire comme si je voulais lui donner un baiser. Avec ses doigts, elle a ouvert ma bouche. Je devais faire glisser ma langue le long de mon palais. Elle a dit que c’était bien, que j’évoluais.

Une autre femme est venue me parler d’espoir.

De quel espoir parlait-elle ? L’espoir de quitter une prison pour en rallier une autre ? Hormis l’imagination et mes souvenirs, rien ne me permettra de me soustraire à cet enfermement.

S’ils savaient à quel point la liberté comptait pour moi. Pour elle, j’ai renoncé à ce que je chérissais le plus au monde.

L’ordre de marche est arrivé à la fin de l’automne. Deux gendarmes sont venus au petit matin me remettre le document en mains propres. Il pleuvait. Le vent soufflait. Les arbres étaient décharnés et les feuilles tourbillonnaient dans la rue.

Je devais me présenter à la caserne Dossin, à Malines, le 2 janvier 1964, avant dix heures du matin. Le document précisait que j’allais y passer trois mois avant de rejoindre une unité en tant que dactylo, à l’État-Major d’un hôpital d’évacuation mobile situé près de Cologne, en Allemagne. Un billet de train était annexé au formulaire.

Le lendemain, j’ai annoncé à mon supérieur que j’allais quitter mon emploi pour accomplir mon service militaire. Il m’a toisé de haut en bas et a décrété que cela allait me faire du bien et me mettre un peu de plomb dans la tête.

Le midi, Jacques m’a pris à part. Il voyait que j’étais soucieux, que j’avais perdu mon entrain. Pour me remonter le moral, il m’a raconté les péripéties qu’il avait vécues durant son service militaire chez les para-commandos. Il était intervenu à Léopoldville lors des émeutes qui s’étaient produites peu avant l’indépendance du Congo et avait assisté aux événements qui avaient suivi.

Il m’a promis que j’allais avoir un service moins éprouvant. Il m’a prédit un ou deux jours de cachot, quelques passages à vide, des gueules de bois mémorables et une chaude-pisse lancinante.

En décembre, j’ai passé la plupart de mes soirées chez Alex. J’étais chargé d’apporter la nourriture et la bière. En contrepartie, il me fournissait en haschisch et en marijuana.

Pendant le repas, nous écoutions Bo Diddley, B.B. King ou les Beatles dont le deuxième album était sorti quelques semaines auparavant, le jour même de l’assassinat de Kennedy à Dallas, un événement qui avait traumatisé la terre entière.

Alex n’était pas convaincu par les Beatles, pourtant, ce deuxième album contenait des titres encore plus marquants, comme I Want to Hold Your Hand ou She Loves You et sa ribambelle de Yeah.

Quand nous avions terminé de manger, nous allumions un joint sous le regard soucieux de Che Guevara et Alex se mettait à parler. Il savait que ma décision était prise, mais cherchait malgré tout à la conforter.

Il m’a raconté l’histoire de ce brave gars de dix-sept ans, fils de fermier, originaire du Middle West, apprécié de tous, qui s’était retrouvé malgré lui dans l’enfer du Vietnam.

L’un de ses camarades était tombé dans une embuscade tendue par le Viêt-Cong. Quelques jours plus tard, ils avaient retrouvé son cadavre. On lui avait coupé les couilles et on les lui avait enfoncées dans la bouche. On l’avait ensuite décapité et empalé sa tête sur un pieu de bambou.

Le lendemain, le brave gars du Midwest est entré dans un paisible village et a massacré une famille entière à coups de crosse de fusil. Il n’a épargné ni les femmes ni les enfants. Quand l’officier est arrivé pour arrêter le carnage, il s’est fait sauter la cervelle.

Selon Alex, il était possible que je réagisse comme ce jeune gars dans une situation similaire. La guerre transformait les hommes en animaux et en monstres. La CIA formait en secret des escadrons de la mort dont la mission était de terroriser les Sud-Vietnamiens en tuant les civils.

Il estimait que nous ne pouvions laisser perpétrer de tels crimes sans réagir, que nous nous rendions coupables si on laissait de telles infamies se produire sans protester. Nous devions nous révolter. Il fallait que les jeunes prennent le pouvoir, arrêtent ces tueries et encouragent les hommes à redevenir humains.

Il expliquait cela calmement, avec une étrange lueur dans les yeux, comme s’il était témoin des événements qu’il décrivait.

Le dernier jour de l’année, j’ai joué avec Alex et le Nain Chiffre pour une soirée privée du côté d’Ohain, dans une salle que des gens friqués avaient louée pour l’occasion. La soirée se voulait décadente, avec Rome pour thème.

Tout le monde était costumé, nous y compris. Des hommes paradaient et se trémoussaient dans leur toge immaculée, des femmes outrageusement maquillées riaient à gorge déployée, les seins en grande partie dévoilés.

Cette atmosphère et ces excès me paraissaient décalés et indécents. À l’autre bout de la planète, des enfants grillaient sous les bombes au Napalm, des bonzes s’aspergeaient d’essence et y mettaient le feu dans l’espoir de sensibiliser l’humanité à leur sort. Chaque minute, des innocents mouraient dans les deux camps.

Nous avons terminé notre charge vers cinq heures du matin. Les derniers invités ont quitté les lieux. La camionnette qui devait reprendre notre matériel ne venait que le surlendemain.

J’avais besoin de rester seul.

Alex et les autres ont quitté les lieux.

J’ai continué à jouer. J’ai martelé ma batterie jusqu’à l’épuisement. Vers midi, je suis rentré chez moi, mais je n’ai pas dormi de la journée. Tard le soir, j’ai préparé ma valise. En plus de quelques vêtements et de mes affaires de toilette, j’ai emporté une dizaine de livres qui m’étaient chers.

Quand tout était prêt, je me suis assis dans la cuisine et j’ai attendu que la nuit s’achève.

Nous avions conservé le mobilier qui se trouvait dans notre appartement de l’avenue de la Couronne. Sur la table, je discernais les taches de couleur et les entailles de mon enfance.

Ma mère m’a trouvé à moitié endormi vers six heures du matin. Je lui ai dit qu’il était l’heure, que je devais y aller. Je me suis levé et je l’ai prise dans mes bras. Je perçois encore l’empreinte de son corps contre le mien. Je ressens sa chaleur, je respire son odeur.

Elle a senti que je n’allais pas bien. Elle ne comprenait pas ce qui me tourmentait. Elle m’a dit de ne pas m’en faire, que cela se passerait bien, que tout se passait toujours bien.