Je l’ai serrée contre moi sans pouvoir la lâcher. J’avais des larmes dans les yeux, elle a passé une main sur mon visage.
Mon père ne nous a pas rejoints. Je le voyais qui observait la scène dans la pénombre du salon. Ma mère m’a dit qu’il me souhaitait bonne chance et qu’il se réjouissait de me revoir dans mon bel uniforme, lors de ma première permission, les cheveux courts et l’allure fière.
J’ai pris ma valise et j’ai quitté la maison. J’ai trouvé la force de ne pas me retourner, le visage de ma mère à la fenêtre m’aurait fait changer d’avis. Je n’imaginais pas que c’était la dernière fois de ma vie que je l’avais serrée contre mon cœur.
28
À destination de Berlin
Quelques jours après qu’ils eurent pris connaissance du rapport du détective qu’ils avaient engagé et qui contestait la thèse du suicide de leur fils, les parents de Steve Parker contactèrent les familles des autres membres de Pearl Harbor et leur proposèrent une rencontre.
La tante de Larry Finch déclina l’invitation. Sa sœur, la mère de Larry, s’était suicidée lorsqu’elle avait appris la mort de son fils. Elle ne parvenait pas à surmonter la douleur que lui infligeait la disparition de ses deux plus proches parents. Elle ne voulait plus évoquer cette tragédie et souhaitait oublier les circonstances qui entouraient ce drame. Elle ordonna qu’on la laisse tranquille et raccrocha sans autre forme de procès.
Les parents de Jim Ruskin acceptèrent la demande avec un soulagement mêlé de rancœur. Les conclusions de la police qui mettaient la mort des quatre musiciens sur le compte d’un exceptionnel concours de circonstances étaient inacceptables. Les explications que le père de Jim avait reçues de la part du chef de la police de Berlin-Ouest lorsqu’il était allé reconnaître la dépouille de son fils ne l’avaient pas convaincu.
Depuis les événements de mars, il avait parcouru plusieurs ouvrages traitant de la loi des séries, des probabilités, des coïncidences signifiantes et de la synchronicité.
Il en était arrivé à la conviction que ces morts étaient liées et se révélaient suspectes. Il avait émis de nombreuses hypothèses, mais n’était pas parvenu à cerner un mobile cohérent pour justifier de tels actes. Cet appel des parents de Steve Parker conforta son opinion ; d’autres personnes doutaient des conclusions tirées par la police. Il n’était désormais plus seul, face au mépris et à l’infaillibilité administrative.
Dirk et Caroline McDonald, les parents de Paul, le batteur, acceptèrent également la proposition et suggérèrent à l’ex-épouse de leur fils de les accompagner. Jason, leur petit-fils, n’acceptait pas la thèse de l’accident et était persuadé que son père avait été assassiné.
Eux-mêmes avaient été troublés par le relevé de l’emploi du temps de leur fils durant les jours qui avaient précédé sa mort. Il avait agi comme un homme traqué. Selon son père, Paul n’avait peur de rien, il n’hésitait pas à affronter l’adversité et à se battre s’il le fallait. Il n’était pas homme à se cloîtrer sans raison dans une chambre d’hôtel.
La rencontre eut lieu à Londres, au domicile des Parker, le samedi 15 juillet 1967.
Les invités ne se connaissaient pas, ils n’avaient pas eu l’occasion de se rencontrer auparavant, aucun n’ayant participé aux obsèques d’un autre membre de Pearl Harbor.
Dès les premières minutes, ils se sentirent proches les uns des autres, unis par la douleur d’avoir perdu un enfant.
Lorsque l’ensemble des invités fut présent, Gary Parker, le père de Steve, fit une courte allocution chargée d’émotion dans laquelle il dépeignit la douleur d’un père amené à survivre à son fils. À l’issue de son intervention, sa femme servit quelques rafraîchissements. Ils passèrent la première heure à évoquer la mémoire des disparus. Certains avaient emmené des photos qui passèrent de main en main.
Les Parker leur présentèrent ensuite George West, le détective qu’ils avaient engagé pour mener une enquête sur le décès de Steve.
Celui-ci leur exposa les raisons qui le poussaient à remettre en question les conclusions de la police. Il leur fit part de ses observations et des déductions qu’il en avait tirées. Il évoqua entre autres l’infime probabilité que quatre hommes demeurant dans le même logement et pratiquant une occupation identique disparaissent dans un laps de temps aussi court sans qu’il n’y ait quelque chose de nébuleux derrière leur mort.
Il entama ensuite un tour de table et invita chacun à s’exprimer. Les familles exposèrent les éléments qu’ils détenaient.
West écouta attentivement, prit des notes, posa des questions. Lorsqu’il fut en possession de l’ensemble des informations, il fit part de quelques commentaires.
La coordination entre les polices allemande, espagnole et anglaise s’était avérée inefficace. Aucune organisation n’avait pris cette affaire au sérieux, chacune avait analysé le cas séparément. Si les quatre disparitions avaient été traitées par le même corps de police, il ne faisait aucun doute qu’une enquête approfondie aurait été lancée.
Il reprit ses notes et épingla quelques éléments qu’il avait interceptés lors du tour de table. Il mit en exergue le fait que le portier de nuit de l’hôtel de Majorque avait enregistré les allées et venues de Larry, mais ne l’avait pas vu descendre entre cinq heures et six heures pour se rendre à la piscine alors qu’il était encore en service à cette heure-là.
Pourquoi ne l’avait-il pas vu ? Par quel chemin Larry était-il allé à la piscine ? Pourquoi n’avait-il pas emprunté l’itinéraire le plus court ?
En ce qui concernait Jim Ruskin et son présumé état dépressif évoqué par la police de Berlin, il trouvait surprenant qu’un homme réputé d’une humeur inaltérable, bon vivant, résolument optimiste, et amoureux qui plus est, mette fin à ses jours sur un coup de tête. Ruskin venait d’apprendre le décès de Larry Finch, le leader du groupe, et cette nouvelle était sans nul doute susceptible de l’affecter, mais pas au point de se donner la mort, d’autant qu’il ignorait à ce moment-là la mort de Steve Parker.
Ses talents de musicien et les contacts qu’il avait à Berlin l’autorisaient à envisager une continuation de ses activités musicales. L’amitié relative qui le liait à Larry ne pouvait constituer un motif suffisant pour en arriver là.
Enfin, le témoignage du conducteur du train n’attestait pas de manière explicite que Jim s’était volontairement jeté sous la rame.
Quant à Paul McDonald, le fait qu’il ait fermé sa porte à clé avait amené la police à la conclusion hâtive qu’il était seul dans sa chambre et que personne n’aurait pu y entrer. Qui pouvait certifier que personne n’y était entré avec son assentiment ?
Il connaissait le Samarkand Hotel, la chambre de Paul était située au cinquième et dernier étage. Il était enfantin pour quiconque de s’enfuir par les toits.
Pour parachever son exposé, il leur posa une question décisive.
D’où venait l’argent ?
Les quatre hommes se plaignaient de leur maigre salaire, de leur manque de moyens et de leur difficulté à joindre les deux bouts. Lors de leur mort, Larry Finch se trouvait dans un hôtel quatre étoiles à Majorque, Steve Parker s’était offert plusieurs relations sexuelles et avait assisté à un concert de Jimi Hendrix pour lequel il avait acheté une place hors de prix et Paul McDonald s’était payé un billet d’avion pour Londres et s’était installé dans un hôtel de luxe.
L’exposé de George West terminé, les parents de Steve Parker en vinrent à leur proposition. Ils suggérèrent aux personnes présentes de renouveler le mandat du détective et de financer ses recherches en se partageant les frais.