Il n’était pas le meneur du groupe, mais une sorte de sage que tout le monde respectait. Dès qu’il en avait l’occasion, il sortait de sa poche un livre de Rimbaud et se plongeait dans la lecture, ne relevant la tête que pour réclamer le silence et nous lire un passage.
J’ai passé mes premières semaines avec eux. Je les suivais du matin au soir et jusque tard dans la nuit. En plus du square du Vert-Galant, leurs quartiers de prédilection étaient Saint-Germain-des-Prés et les quais de la Seine.
Le soir, ils se donnaient rendez-vous place de la Contrescarpe. Ils s’asseyaient contre le parapet ou à même le trottoir. S’il faisait trop froid, ils s’attablaient dans les bistrots. Ils parlaient de politique, de littérature, de musique. Ils débattaient de la nature humaine et de Dieu. Le spectre de la guerre était omniprésent. Les Américains parlaient de celle du Vietnam, que leurs jeunes vivaient de plein fouet. Les Français parlaient des guerres passées, l’Indochine et l’Algérie. Elles semblaient avoir laissé des plaies ouvertes dans leur mémoire. Tous parlaient de la future guerre, celle qui allait anéantir la Terre.
Ils parlaient à longueur de journée avec grandiloquence et gravité. Ils s’emportaient, haussaient le ton, se révoltaient, frappaient de la main sur la table, lançaient des menaces à la volée même s’il n’y avait personne pour les contredire.
De temps à autre, ils entamaient une discussion avec quelqu’un de l’autre camp, un de ceux qu’ils appelaient les bourgeois réactionnaires. Les propos s’envenimaient rapidement. Plus d’une fois, je les ai vus prêts à en venir aux mains.
Je ne me mêlais pas de leur conversation. J’écoutais. Je tenais à me forger ma propre opinion avant de défendre la leur. Souvent, ils cherchaient mon approbation quant aux thèses qu’ils avançaient. Même si j’avais un avis sur la question, je ne parvenais pas à l’exprimer. Ils ont fini par accepter mon statut d’observateur taciturne.
Leurs raisonnements étaient souvent confus, parfois contradictoires. Ils se déclaraient contre la guerre, portaient un badge qui prônait le désarmement et se disaient antimilitaristes. Pourtant, nombre d’entre eux arboraient des vêtements issus des stocks américains ; chemises kaki, parkas, casquettes militaires et bottillons.
Ils ont tenté de m’expliquer la symbolique qui se cachait derrière ce choix. Je n’ai jamais compris cet illogisme. Ils se déclaraient pacifistes, mais se promenaient déguisés en soldats.
De même, j’avais un certain respect pour feu John Fitzgerald Kennedy et je ne l’imaginais pas en va-t-en-guerre sanguinaire manipulé par un McNamara diabolique comme ils le soutenaient.
Je ne souhaitais pas entamer de polémique et me faire rejeter du groupe, je n’ai rien dit.
Côté finances, je m’en sortais. J’avais emporté l’ensemble de mes économies. J’avais suivi la recommandation d’Alex et converti mes francs belges en dollars. Une liasse de billets verts sommeillait au fond de ma valise. Je changeais de temps à autre une coupure pour subvenir à mes besoins. Je pensais que ce pactole me permettrait de tenir jusqu’à ce que je trouve un emploi stable.
Le cours des événements en a décidé autrement, l’argent s’est rapidement volatilisé. Le groupe disait que l’argent était le moteur de l’économie et l’économie le moteur de la guerre. Ils déclaraient avec fierté ne pas en posséder et ne s’en porter que mieux.
Sous leur impulsion, j’ai dilapidé mes avoirs pour atteindre leur niveau d’affranchissement. J’ai financé le train de vie de la bande. Je payais les repas, les boissons et l’herbe. Quand tout l’argent était parti, j’ai suivi leur méthode, j’ai fait la manche. Cette activité était plutôt mal vue, il fallait se méfier des flics.
Candy jouait de la guitare, le matin dans les couloirs du métro, l’après-midi et le soir à la terrasse des cafés. Un jour, j’ai proposé de me joindre à lui. Il a hésité quelques instants avant d’accepter. J’ai emporté mes baguettes. Je l’ai d’abord observé pendant un jour ou deux. Je veillais sur les pièces de monnaie que les gens jetaient dans son étui à guitare.
Un matin, je me suis senti en confiance. J’ai attendu qu’il entame un blues et je l’ai accompagné en martelant le sol. Il était épaté du résultat. Il ne savait pas que j’étais batteur. Ma démarche lui a plu, au public aussi.
Les jours suivants, je me suis lâché. À la terrasse des bistrots, je tambourinais sur le sol, les murs, les tuyaux, les bouteilles, les tables, le plateau des serveurs, sur tout ce qui me tombait sous la main. Je virevoltais autour de Candy comme un satellite en orbite.
Sur le trottoir, les gens s’arrêtaient, tapaient du pied, frappaient dans leurs mains, chantaient avec nous. Certains après-midi, il nous arrivait de rassembler plus de cinquante personnes autour de nous. C’était une aubaine, mais l’attroupement attirait la police et plus d’une fois, nous avons dû prendre nos jambes à notre cou.
Candy connaissait ma situation et couvrait ma fuite. Il ralentissait et se laissait appréhender à ma place. Son passeport américain était un véritable sésame. Il ne restait jamais plus d’une heure dans un commissariat.
Lors d’une de nos tribulations, nous avons croisé un jeune type diaphane qui se livrait au même exercice que nous sur les marches du Sacré-Cœur. C’était un chanteur guitariste sympa, ouvert et surdoué. Plus tard, je l’ai revu à la télévision, il s’était coupé les cheveux, les avait teints et était devenu Michel Polnareff.
À partir de ce moment, j’ai joué tous les jours avec Candy. En fin de soirée, nous comptions l’argent et nous nous le partagions. Nous allions ensuite manger, nous enivrer et fumer des joints. Nous rentrions chez Popov aux petites heures du matin et repartions quelques heures plus tard. J’étais libre, je me sentais bien, même si je ne mangeais pas à ma faim et que je perdais du poids à vue d’œil.
Cette autonomie me convenait, mais l’ersatz de batterie ne me suffisait pas. Le vrai jeu me manquait. Mes mains et mes pieds me démangeaient.
La scène rock parisienne était peu propice à répondre à mes aspirations. Même si les Beatles cartonnaient en France, surtout après leur passage à l’Olympia en début d’année, et que d’autres groupes britanniques comme les Rolling Stones ou le Spencer Davis Group commençaient à faire parler d’eux, les Français restaient repliés sur leur hexagone. Ils s’obstinaient à protéger leur production nationale au lieu de se tourner vers le vrai rock.
C’était la période des yéyés, des chanteurs insipides qui chantaient des chansons insipides. Pourtant, certains croyaient dur comme fer qu’ils faisaient du rock, comme Johnny Hallyday, Eddy Mitchell ou Dick Rivers, des dilettantes à qui je ne donnais pas deux ans pour tomber aux oubliettes. Ils pensaient qu’il suffisait d’angliciser leur nom, d’adapter des standards du répertoire anglo-saxon et de se déhancher mollement pour devenir un vrai rocker. La reprise de Maybellene par Eddy Mitchell était à pleurer de mièvrerie.