Même Sylvie Vartan, une midinette de mon âge qui avait partagé l’affiche des Beatles à l’Olympia, déclarait le plus sérieusement du monde à la radio qu’elle faisait du rock.
Le premier Français à s’être autoproclamé chanteur de rock s’appelait Henry Cording. C’était quelques années auparavant, à la fin des années cinquante. La musique était insignifiante, mais les paroles étaient de Boris Vian. Ce même gars s’appelait à présent Henri Salvador et baragouinait une insondable niaiserie intitulée Mimie petite souris.
De fil en aiguille, Cheyenne a appris que j’étais batteur et que je briguais une place dans une formation. Lui-même était musicien et avait joué de la trompette dans un groupe de jazz après la guerre. Selon lui, il existait une sorte de marché des musiciens qui avait lieu le vendredi soir à la Porte Saint-Martin, près du théâtre de la Renaissance. Sur le terre-plein, les musiciens en recherche d’emploi échangeaient des tuyaux, se passaient les bons plans, suggéraient des places à prendre ou des remplacements à assumer.
J’y suis allé, mais je n’ai rencontré personne. Un bistrotier m’a informé que c’était dorénavant à Pigalle que cela se passait. J’y suis allé plusieurs fois, mais je suis rentré bredouille. J’avais presque abandonné l’idée de jouer de la batterie lorsqu’un soir de bonne fortune, Candy m’a emmené voir un groupe de jazz à la Cigale.
Il y avait là de nombreux amateurs de musique, de jazz en particulier. Candy m’a présenté Maurice, un Antillais qu’il connaissait. Il jouait du trombone dans une petite formation de jazz et m’a proposé de faire un bœuf le lendemain soir dans une cave de la rue de Clichy.
J’y suis allé. J’ai joué durant toute la nuit en alternance avec un autre batteur, un Français un peu hautain qui se faisait appeler Mike. Au petit matin, j’étais épuisé et heureux. J’avais retrouvé mes sensations. Ma technique était revenue, comme si mes mains disposaient d’une mémoire propre. L’un des guitaristes est venu me trouver et m’a proposé de jouer avec lui. Il s’appelait André et souhaitait former un groupe de rock. Il connaissait un bon bassiste et avait un chanteur en vue. De plus, il possédait une batterie neuve qu’il mettrait à ma disposition.
Deux semaines plus tard, nous avons commencé à répéter. André habitait rue de Provence. Il avait baptisé notre groupe les Tourbillons. Nous nous débrouillions bien. Jacques, le chanteur, avait quelques introductions, il nous a décroché quelques contrats.
Nous avons joué plusieurs fois au Golf-Drouot le vendredi soir. Cinq ou six groupes se succédaient dans la soirée. Nous avions quarante-cinq minutes pour conquérir le public et mériter le droit de revenir la semaine suivante. J’ai passé de mémorables moments dans cet endroit. C’était le temple du rock parisien. Le public était constitué de vrais amateurs. Ils nous donnaient des conseils et nous permettaient de progresser.
Quelques semaines plus tard, nous avons participé à un festival de rock organisé au Tabarin, un cabaret situé au pied de Montmartre. À l’affiche, il y avait des pointures comme Vince Taylor et les Chats Sauvages.
À la fin de notre passage, un homme d’une quarantaine d’années, en costume et cravate, est venu nous trouver et nous a proposé de faire quelques essais en studio. Nous y sommes allés quelques jours plus tard. C’était un peu en dehors de Paris, en Seine-Saint-Denis. Ce n’était pas vraiment un studio, mais un simple local muni d’un magnétophone et d’un micro Neuman posé au centre.
L’homme nous attendait, accompagné d’un technicien et d’une femme à l’air revêche qui m’a toisé de haut en bas. Il nous a proposé quelques partitions, des succès récents, anglais ou américains pour la plupart.
Nous nous sommes positionnés autour du micro, le technicien a fait la balance en vitesse. Nous avons joué une dizaine de morceaux du répertoire ainsi qu’une ou deux compositions d’André. Les deux hommes et la femme nous écoutaient en se frottant le menton, assis côte à côte, à l’écart, sur des chaises instables. De temps à autre, ils se glissaient quelques mots à l’oreille.
L’homme s’est levé au milieu d’un morceau et nous a fait signe d’arrêter. Il a appelé André. Ils sont sortis de la pièce et sont revenus un quart d’heure plus tard. Nous étions pris pour enregistrer un 45 tours, mais l’homme ne voulait pas de moi.
Ce n’était pas à mon jeu qu’il en avait, mais à mon style. Il ne voulait pas de beatnik dans ses groupes. Il allait proposer un autre batteur pour accompagner les Tourbillons. André était désolé pour moi, mais ne voulait pas passer à côté d’une telle opportunité. Il m’a viré sur-le-champ.
J’ai retrouvé Candy, les autres et mes récitals sur les grands boulevards.
L’automne touchait à sa fin et mon second hiver parisien pointait du nez. Les Anglais rentraient à Londres les uns après les autres. Il s’y passait un tas de choses. Les jeunes prenaient le pouvoir, Londres était devenu The Place to Be. Un nouveau courant musical appelé le rythm’n’blues faisait fureur. De nouveaux groupes émergeaient chaque jour. Ils parlaient des Animals, des Kinks ou des Who.
Ces derniers se présentaient comme de dangereux concurrents pour les Beatles, ils avaient un batteur qui jouait comme aucun batteur n’avait jamais joué.
De plus, une radio pirate appelée Radio Caroline était annonciatrice d’une révolution. La station émettait depuis un bateau mouillé en dehors des eaux territoriales et proposait de la bonne musique à longueur de journée, à mille lieues des Tom Jones ou Engelbert Humperdick autorisés par les huiles guindées de la BBC.
Pour la première fois, il ne fallait pas avoir un nom connu, faire partie d’un label important ou offrir un son approuvé par le gouvernement pour être entendu.
Je me plaisais à Paris, mais je sentais que c’était là-bas que je devais désormais aller si je voulais continuer à jouer de la batterie sans me faire exclure pour mon apparence.
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Vers l’écran
Le mois de juin était marqué par une canicule inhabituelle. Malgré la climatisation, de nombreux patients souffraient de la chaleur et la clinique avait dû déplorer plusieurs décès.
X Midi, en revanche, ne semblait pas incommodé par la vague de chaleur et son état continuait à progresser.
Chaque après-midi, les brancardiers l’installaient dans un fauteuil roulant et un aide-soignant l’emmenait faire une balade dans les couloirs de la clinique. Si la météo le permettait, il partait en promenade dans les allées du parc.
Tous les deux jours, il se rendait en salle de kinésithérapie et suivait une séance de verticalisation. La thérapie consistait à sangler le patient sur un plan incliné et à l’amener progressivement à la verticale. Le traitement favorisait la mobilisation respiratoire et prévenait la diminution de la spasticité. Il était également censé procurer des bienfaits psychologiques.
Grâce à ces séances et au drainage quotidien des bronches que lui procurait sa kiné, X Midi avait recouvré une ventilation spontanée.
L’ergothérapeute avait observé de plus amples rotations de la tête et un affermissement des mouvements des doigts de la main gauche. L’homme étirait à présent les coins de la bouche. Une logopède était entrée en action et avait décelé l’émission de quelques sons.