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Il attendait une réaction.

— Non, tu ne t’appelles pas André ? Albin ? Comme dans la cage aux folles ? Antoine, comme le chanteur ?

Il commençait ses soins par de légers massages des chevilles, des orteils et des genoux, tout en pratiquant une mobilisation passive. Petit à petit, les massages devenaient plus directifs. Il savait par expérience que les patients atteints du Locked-in syndrome éprouvaient la sensation d’être morcelés. Les massages dynamiques leur redonnaient une perception d’unité.

Durant son intervention, il sollicitait sans cesse sa réactivité.

— Albert, comme votre roi ? Ne me dis pas que tu t’appelles Albert ! Tu t’appelles Albert ? C’est marrant, ça !

Suivait le travail d’entretien de la mobilité articulaire et la prévention de la spasticité.

— Demain, on va à la piscine, Albert. La piscine avec Dominique, ce n’est que du bonheur !

Parfois, il baissait le ton, soufflait dans son oreille.

— J’aimerais connaître ton prénom, mon ami, si ton prénom commence par un A, tu clignes des yeux, d’accord ?

Le lundi 2 août, lors de la réunion hebdomadaire du staff, Marie-Anne Perard demanda à chacun de dresser un bilan de l’état de X Midi.

La comptable prit la parole en premier et présenta le décompte des soins de X Midi. L’identité de l’homme n’était toujours pas connue et aucune mutuelle n’intervenait. Les soins étaient entièrement à charge du CPAS qui tardait à rembourser les montants avancés et multipliait les demandes de justifications. Elle supputa qu’une partie des frais serait à imputer au compte pertes et profits de la clinique et viendrait grever le budget final.

Lorsque le tour de table toucha à sa fin, Dominique prit la parole. Au lieu d’entrer dans des considérations médicales ou de s’étendre sur le tableau clinique comme l’avaient fait les autres intervenants, il eut cette phrase qui interpella l’assistance.

— Cet homme a vécu quelque chose de peu ordinaire.

33

Le centre du monde

Je garde de la traversée de la Manche le souvenir de la cuvette en faïence que je pressais contre mon cœur comme une bouée de sauvetage. Les genoux au sol, je tournais et retournais mon estomac dans l’espoir d’exorciser le mal-être qui m’oppressait.

J’étais dessoulé, mais les effets du dross continuaient à enserrer mes tempes. Je ne percevais plus le sol sous mes pieds. À chaque pas, je plongeais dans un gouffre sans fin. Les paroles de Jimbo tournaient en boucle. Quelque chose avait foiré. Ma copine s’était jetée par la fenêtre. Les mots me martelaient les tympans. Lorsqu’ils résonnaient, des flux d’adrénaline explosaient dans ma poitrine, parcouraient mes membres, se propageaient jusqu’à l’extrémité de mes doigts.

Qu’est-ce qui avait foiré ?

Pourquoi Floriane s’était-elle défenestrée ?

J’élaborais d’improbables scénarios. Dans le meilleur des cas, je n’étais qu’un témoin indirect, dans le pire, le complice d’un meurtre.

Je ne cessais de penser à ma mère. Je pensais à la peine qu’elle ressentirait si elle apprenait ce que j’étais devenu. J’aurais aimé la serrer dans mes bras, me confier à elle, lui expliquer ce qui s’était passé, lui dire que je n’avais pas compris que c’était un appel à l’aide.

En arrivant à Douvres, j’étais dans un tel état d’hébétude que je ne me suis pas rendu compte que les policiers réclamaient mes papiers. Par chance, ils ont cru que j’avais été sujet au mal de mer. Ils ont jeté un rapide coup d’œil sur ma carte d’identité, ont échangé une plaisanterie et m’ont laissé passer.

Je devais me procurer de nouveaux papiers. Je savais qu’il était possible d’en acheter à Londres.

Quand j’ai débarqué du train, à Waterloo Station, les effets de la drogue commençaient à se dissiper. Ragaillardi, je suis parti à la découverte de la ville la plus surprenante de la planète.

Clapton is God. C’est le premier souvenir que je garde de Londres. C’était écrit sur le mur de la station de métro. J’ignorais qui était Clapton. Je ne savais pas que j’allais bientôt faire connaissance avec le meilleur guitariste de tous les temps.

Il m’a fallu moins d’une heure pour comprendre ce qui avait poussé les Anglais à rentrer chez eux.

En cet été 65, Londres offrait un cocktail insolite composé des prémices d’une révolution et du formalisme le plus radical. La circulation était plus dense qu’à Paris, mais personne ne klaxonnait. Les conducteurs ne jouaient pas des coudes pour doubler les autres véhicules, mais roulaient de manière disciplinée et s’accordaient pour fluidifier le trafic. Dans les escaliers roulants du métro, les gens se massaient d’un côté pour permettre aux voyageurs pressés de circuler.

Personne ne semblait choqué par mon allure, comme cela avait été le cas jusqu’à présent. Je ne m’étais pas coupé les cheveux depuis mon départ, je portais un catogan et une barbe en broussaille. Mes vêtements étaient fripés, troués par endroits. Malgré cela, je passais inaperçu. Je ne saisissais pas ces regards chargés de reproches et ces mimiques réprobatrices qui rythmaient mon quotidien à Paris.

Sur le trottoir, je croisais des gentlemen en costume noir et chapeau melon, des moines bouddhistes dans leur tenue orange, des sikhs enturbannés, des Kenyanes dans leur boubou coloré, des Chinois dans d’étranges costumes étriqués et des ladies d’un autre siècle. Les nations du monde entier semblaient s’être donné rendez-vous.

Mais à côté de cela, les rues fourmillaient de jeunes à l’aspect trouble qui respiraient la liberté. J’étais à Londres, j’étais vivant.

Je sentais que la jeunesse allait prendre le pouvoir et que j’étais au centre du monde.

34

Au niveau de sa conscience

Michael Stern, le journaliste du Belfast Telegraph, séjourna à Berlin du 18 au 23 septembre.

Il pensait que tout le monde parlait anglais à Berlin-Ouest et dut en dernière minute se mettre à la recherche d’un traducteur, ce qui lui fit perdre une journée.

Les témoignages qu’il recueillit par la suite confortèrent sa conviction que la disparition des quatre musiciens n’était pas un fait du hasard.

La première personne qu’il rencontra fut le commerçant turc qui travaillait au rez-de-chaussée de l’immeuble dans lequel le groupe louait un trois pièces meublé. Il fut déçu de ne pouvoir visiter le logement, celui-ci avait été vidé de son contenu et mis à la disposition de nouveaux locataires.

Selon le marchand, l’appartement ne contenait que peu d’affaires personnelles. Après les événements, le propriétaire les avait déposées sur le trottoir où elles avaient été enlevées par le service de voirie.

L’homme déclara que s’il avait été le propriétaire du logement, il en aurait fait de même. Il aurait probablement jeté ces énergumènes dehors bien avant ; ils étaient bruyants, grossiers et ne respectaient rien. Ils rentraient au milieu de la nuit, complètement ivres ou sous l’emprise de drogues et hurlaient dans la cage d’escalier. Comme ils débarquaient à des heures différentes, ils réveillaient les occupants plusieurs fois par nuit.

Un jour, l’un des locataires était sorti furieux de son appartement pour les rappeler à l’ordre. Il s’en était fallu de peu qu’il se fasse lyncher.