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Il proposa au rédacteur en chef de son journal de faire paraître un premier article sur cette série de disparitions troublantes, mais n’obtint pas son accord.

Ce dernier estimait que dans l’état actuel de l’enquête, les faits qu’il avait récoltés ne suffisaient pas pour présumer d’une quelconque forme de machination. Il lui conseilla de poursuivre ses investigations, mais sans investir trop de temps dans cette affaire.

Il lui assura qu’il reverrait sa position si de nouveaux éléments apparaissaient.

Trois jours plus tard, Birgit lui téléphona pour lui signaler qu’elle se souvenait d’un détail qui n’avait peut-être aucune importance. La veille du jour supposé de l’enregistrement, alors qu’il se trouvait chez elle, Jim avait passé un coup de téléphone, ce qui était inhabituel de sa part.

Il avait échangé quelques mots en allemand et mentionné plusieurs titres de rock. Elle se rappelait que son interlocuteur s’appelait Karl. Il avait prononcé plusieurs fois son prénom et lui parlait avec respect.

En fin de semaine, Stern fit le point sur l’état d’avancement de son enquête. Quelques questions restaient en suspens et demandaient une réponse.

Que s’était-il passé durant la soirée du 14 mars ?

En quoi consistait cet enregistrement dont Ruskin avait parlé et où s’était-il déroulé ?

Pourquoi le disque, si disque il y avait, n’était-il pas sorti dans le commerce ?

Enfin, qui était ce Karl à qui Jim Ruskin avait parlé ?

Il parcourut ses notes et eut l’impression diffuse qu’il avait sous les yeux une information-clé. Il relut plusieurs fois ses feuillets, mais ne parvint pas à la cerner.

Ce phénomène se produisait de temps à autre. Il savait que tôt ou tard l’information remonterait au niveau de sa conscience.

35

Un bon concert de rock

Des hordes de Noirs se succèdent sur l’écran. Tous portent des lunettes solaires et des monceaux de bijoux. Ils vont et viennent devant la caméra en agitant leurs mains. En arrière-plan, des femmes à moitié à poil se trémoussent sur le capot de grosses américaines rutilantes.

Les rythmes sont assommants, les mélodies inexistantes, les paroles répétitives.

Qu’ont-ils fait de la musique ?

Chess, un Anglais que j’avais connu chez Popov, m’avait laissé une adresse avant de rentrer à Londres. Je n’avais pas eu beaucoup d’échanges avec lui à Paris. Il parlait mal français et je ne connaissais que quelques mots d’anglais.

Dès qu’il en avait l’occasion, il sortait un jeu d’échecs de son fourre-tout et partait en quête d’adversaires. S’il n’en trouvait pas, ce qui était souvent le cas, il jouait seul. Cela ne semblait pas le déranger, bien au contraire, il disait que cela lui assurait la victoire. De temps à autre, je me dévouais et m’asseyais en face de lui. Il aimait jouer avec moi, sa victoire était d’autant plus facile.

L’adresse conduisait à un pub dans Soho, le Bricklayers Arms, sur Strip Alley. Chess y passait ses après-midi à jouer aux échecs.

J’ai pris conscience des difficultés qui m’attendaient lorsque je me suis mis à la recherche du bar. J’étais un déserteur, un fuyard recherché par la police. Je me trouvais seul dans une ville surpeuplée et je ne connaissais que quelques mots d’anglais, pour l’essentiel ceux que j’avais appris en écoutant du rock.

Par chance, Chess était présent. Il semblait content de me revoir. Je lui ai dit qu’un événement imprévu avait précipité ma venue à Londres, mais il ne m’a pas posé de questions. Pendant un bon moment, nous avons cherché nos mots. Il m’a finalement confié qu’il avait trouvé un bon plan et allait tenter de m’en faire profiter.

Le bon plan s’appelait Brian. Brian était un gosse de riches dont le père était mort d’un cancer un an auparavant. Il avait hérité de la maison familiale, d’une collection d’œuvres d’art et d’une belle somme d’argent. Brian reniait ses origines bourgeoises et rêvait d’être des nôtres. Dénué de scrupules, il avait expédié sa mère à l’hospice pour prendre possession de la maison.

Depuis, il hébergeait une quinzaine de types dans notre genre, à deux ou trois par chambre. Il pensait que ce geste de générosité lui octroyait un crédit suffisant pour se revendiquer de notre bord.

Chess et moi sommes allés chez lui, à Hampstead. La maison était magnifique et me faisait penser aux décors de Mary Poppins. Chess est entré et a discuté avec Brian. Il est ressorti avec un large sourire aux lèvres. Brian m’acceptait, je pouvais m’installer, il restait une place dans une chambre au troisième étage.

L’intérieur de la maison était moins propret. Des relents de bière et de tabac flottaient dans l’air. Les murs étaient chargés d’inscriptions et de dessins obscènes. De la musique venue de différents recoins de la maison formait une douce cacophonie. Brian m’a serré la main et m’a guidé jusqu’à ma chambre.

Malgré l’obstacle de la langue, il ne m’a fallu que peu de temps pour cerner le personnage.

Brian était filiforme, boutonneux, mal dans sa peau, en perpétuelle recherche de reconnaissance. Ses mains étaient fines et manucurées. Il portait des cheveux longs, comme nous, mais les siens étaient entretenus chez un coiffeur coûteux. Il avait fait des trous dans ses jeans et troqué ses pulls en shetland pour des vestes kaki qui provenaient d’un surplus américain. Dans le dos de celles-ci, en plus d’un N et d’un D, Nuclear Disarmament, il avait barbouillé une phrase du genre « Sois beatnik avec moi ».

Personne parmi nous ne revendiquait un tel statut. Le mot avait été inventé par nos détracteurs et venait de la contraction de beat, pour battement, et de spoutnik. Même si nous dénoncions l’impérialisme américain, nous n’étions pas pour autant fervents de Brejnev. Ce raccourci leur permettait de nous marginaliser en nous collant une étiquette d’extrémistes de gauche. Ils nous accusaient en outre de propager des idées subversives.

Nous ne contestions pas : cette mise au ban d’une société que nous rejetions nous convenait.

Brian ne se contentait pas de nous héberger. La cuisine regorgeait de victuailles, le frigo était rempli de bières et des rangées de bouteilles d’alcool garnissaient les étagères. Dans un tiroir du bureau, de l’herbe, du hasch et des quantités de pilules étaient à notre disposition.

Brian était fier de porter le même nom que le leader des Rolling Stones. Il lisait Faulkner, se piquait de tout savoir sur les groupes anglais et se gavait d’amphétamines. Quand il n’avait plus d’argent, il allait en chercher à la banque. Brian était d’une stupidité consternante, mais nous jouions le jeu.

En agissant de telle manière, nous savions que nous piétinions l’un des principes fondamentaux de notre philosophie basée sur le renoncement aux biens matériels, mais nous prenions un arrangement avec notre conscience. Nous nous persuadions que cette situation n’était que temporaire, qu’elle ne constituait qu’une courte pause entre deux actes. Cette situation temporaire a duré pour moi plus d’un an.

Au début, ma faible connaissance de l’anglais m’a permis de supporter sans broncher les crises d’autorité que Brian nous infligeait régulièrement. Sans crier gare, il se mettait à hurler, exigeait que nous rangions la maison, nous intimait l’ordre de nettoyer les chambres. Plus d’une fois, ce genre d’accès a débouché sur le départ précipité d’un locataire.