Au sous-sol, il avait installé une sorte de club privé nanti d’un bar bien achalandé et de lumières tamisées. En plus d’un matériel de sonorisation dernier cri et d’un enregistreur Grundig deux pistes, des instruments de musique étaient éparpillés dans la pièce, un piano, six guitares et deux saxos. Une dizaine d’amplis à lampes Marshall étaient posés contre les murs. Au fond, une batterie Premier quasi neuve prenait la poussière.
Incapable d’émettre une note de musique sur le moindre instrument, Brian espérait attirer des musiciens qualifiés et mettre sur pied des concerts improvisés.
Hormis les bénéficiaires de ses largesses, personne ne le prenait au sérieux et jamais quiconque n’avait accepté l’invitation. La pièce était fermée à clé et personne n’avait le droit d’y mettre les pieds.
Lucy était la seule représentante de la gent féminine dans la maison. Elle logeait au second étage, dans une chambre qu’elle occupait seule. Celle-ci était située à l’arrière et donnait sur le jardin. Les notes de Water Music, d’Haendel filtraient sous sa porte.
Lucy était l’une des nôtres. Avant de la rencontrer, je n’aurais jamais imaginé qu’une femme puisse être attirée par notre style de vie. Elle venait d’une bourgade du nord de l’Angleterre. Après avoir erré en Europe pendant deux ans, elle était revenue en Angleterre et s’était arrêtée chez Brian.
Elle était belle, mais se préoccupait peu de son apparence. Elle avait des cheveux noirs, des yeux bruns en amande et des dents éblouissantes. Elle s’amusait de tout, lançait des bons mots à longueur de temps et riait de bon cœur, à la manière de Dominique. Comme lui, c’était une manipulatrice hors pair, elle tournait Brian autour de son petit doigt et lui faisait faire ce qu’elle voulait.
Lucy n’était pas une pute, mais pour quelques livres, elle acceptait de faire une fellation, rien de plus. La première fois que je suis allé la trouver, elle a pris mon sexe entre ses mains et a sifflé longuement. Elle a dit que membré comme je l’étais, elle allait devoir exiger un double tarif. Elle prétendait que n’importe quel homme pouvait séduire n’importe quelle femme, pour autant qu’il ait un peu d’humour ou une bite de trente centimètres.
Une autre fois, elle s’était composé une monstrueuse grimace en comprimant son visage entre ses mains. Elle m’a demandé d’une voix nasillarde si j’étais prêt à me faire sucer par une femme avec une tête pareille. Elle ne voulait pas qu’on la considère comme une prostituée, c’était sa façon de se disculper et de prendre du recul par rapport à l’acte.
Ses pitreries terminées, elle prenait une gorgée de thé brûlant et prenait mon sexe dans sa bouche. L’effet était prodigieux, je parvenais à l’orgasme en quelques minutes. Quand j’éjaculais, elle comprimait mon gland entre ses seins et récoltait mon sperme dans ses mains.
Le jour de mes vingt ans, elle m’a gardé dans sa bouche et a avalé ma semence. Elle ne m’a pas réclamé d’argent et m’a demandé de rester avec elle. Je ne m’étais pas rendu compte avant ce moment que notre relation avait pris un tour nouveau.
Il m’a fallu près de trois mois pour maîtriser les rudiments de la langue anglaise et commencer à me faire comprendre. Petit à petit, j’ai pu me mêler aux conversations.
Chaque jour, les journaux rapportaient que Johnson avait ordonné de nouveaux bombardements au Vietnam. Le peuple vietnamien crevait sous les tonnes de bombes au napalm.
Les locataires de la maison en parlaient à peine. Pour eux, le monde tournait autour de la musique. Les swinging sixties battaient leur plein et la déferlante des groupes britanniques constituait le principal sujet de conversation. Il n’était de jour sans que l’on annonce l’ascension d’un nouveau groupe. Tous avaient du génie, de l’inventivité et un avenir assuré. En plus des Beatles, les incontestables têtes de liste qui en étaient à leur quatrième album, des dizaines de groupes se profilaient comme candidats à leur succession.
Ils en parlaient à longueur de journée avec une passion qui frisait l’hystérie. Certains ne juraient que par les Rolling Stones qui avaient pris le contre-pied des gentils Beatles en se profilant comme les méchants Stones. D’autres idolâtraient les Pretty Things. Plus laids les uns que les autres, ils cherchaient à se démarquer des Stones en étant plus odieux et en faisant faire plus de bruit qu’eux.
Chess voyait en les Animals les meilleurs représentants du rock britannique, grâce à Alan Price et à son orgue survolté ou à Eric Burdon qui ne chantait pas juste, mais criait de manière passionnée et sauvage. Manfred Mann remportait la faveur d’un bon nombre, c’était un groupe de musiciens professionnels composé d’un vrai chanteur et d’un faux batteur qui tenait ses bâtons comme s’il faisait monter des œufs en neige.
Brian, fidèle à ses origines, trouvait que les Kinks avaient de la classe sous couvert qu’ils montaient sur scène dans des vestes de chasse rouges. En revanche, il désapprouvait les Who qui cassaient tout pendant leurs concerts et quittaient la scène en la laissant tel un champ de bataille avec des résidus de batterie, des fragments de guitares et des morceaux d’amplis qui jonchaient le sol.
C’est lors d’une de ces discussions que j’ai appris qui était Eric Clapton. Après le triomphe de For Your Love, il avait quitté les Yardbirds et avait rejoint les Bluesbreakers de John Mayall pour retourner au blues.
Une chose était sûre, que le sujet soit la politique, le sexe ou la drogue, tout passait par le rock’n’roll.
À l’automne, j’ai reçu des nouvelles de Paris. La mort de Floriane avait des côtés sombres et j’étais recherché comme témoin. La police connaissait l’un de mes surnoms, mais ne m’avait pas identifié. Roman et Jimbo étaient eux aussi recherchés. Aux dernières nouvelles, ils avaient embarqué pour l’Amérique du Sud.
Pour brouiller les pistes, et à la demande de Lucy, je m’étais rasé. Elle disait que la barbe faisait vieux jeu, aucune star du rock, à part le pseudo-intellectuel de Manfred Mann, n’en portait. Nous poursuivions notre relation particulière. J’aimais m’endormir dans son corps. Elle était douce et me faisait rire. Elle m’écrivait des mots gentils ou drôles qu’elle glissait dans mes poches et que je découvrais au fil de la journée.
Brian ne connaissait pas la nature de notre relation. Il ne l’aurait pas supporté et nous aurait jetés à la rue.
Les nouvelles en provenance de Paris me poussaient à me faire confectionner d’autres papiers. J’avais reçu l’adresse d’un restaurant dans Clerkenwell Road. Il suffisait de commander le plat du jour et de glisser un mot de passe au serveur.
Dès le lendemain, j’y suis allé. Ils pouvaient me fournir un passeport canadien plus vrai que nature, mais il fallait attendre plusieurs semaines et débourser une somme que j’étais loin de posséder.
Par la force des choses, je suis devenu laveur de vitres. J’ai acheté le matériel nécessaire chez Domestic’s et j’ai entamé ma prospection en sonnant aux portes des maisons du quartier.