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Hampstead était un coin prospère. Je prenais l’air du gars de bonne volonté. J’expliquais que j’étais Français, que je faisais le tour du monde et que je ne connaissais que quelques mots d’anglais. Assez rapidement, j’ai acquis ma clientèle.

Ce boulot me convenait. Hormis quelques phrases de politesse et des banalités sur la météo, nous en restions là, on me fichait la paix. Je faisais mon travail sans me hâter, sans bâcler le résultat ou chercher à augmenter ma cadence comme le faisaient mes pairs. Je n’avais pas de tarif, les gens me donnaient ce qu’ils voulaient. Certains en profitaient et me refilaient quelques pièces de monnaie, d’autres se montraient d’une générosité surprenante.

En septembre, l’un de mes clients m’a demandé si je connaissais un groupe appelé les Rolling Stones. Son fils avait une place pour un concert qui se déroulait le soir même, mais il avait quarante de fièvre. Je n’en croyais pas mes oreilles. Je lui ai confié que j’étais fou de rock, il m’a donné une tape dans le dos et m’a offert le billet d’entrée.

Je suis rentré chez Brian en guettant les passants, le précieux billet serré contre mon cœur. Je l’aurais déposé dans le coffre-fort d’une banque si j’en avais eu les moyens. Après le concert, j’ai conservé le coupon jusqu’à ce qu’il se désagrège et devienne poussière. J’ai encore sous les yeux le petit carré de papier blanc. Je peux y lire les références qui y étaient inscrites, Stalls 8 juin J 24.

Je n’étais jamais allé à un concert et je ne connaissais du rock que ce que j’en entendais par les disques ou ce que j’en voyais à la télévision.

Nous étions le 24 septembre et ce jour-là, les Stones sortaient leur deuxième album, Out of Our Head, qui reprenait entre autres, le sulfureux single Satisfaction. Ils entamaient la campagne de promotion par une tournée britannique.

Le stage show avait lieu à l’Astoria Theatre de Finsbury Park. Les Stones se produisaient à deux reprises, la première fois aux environs de dix-huit heures, la seconde à vingt et une heures.

Mon billet était valable pour la deuxième session. Je suis arrivé sur place avec une heure d’avance. J’avais bu et fumé en prévision de l’événement.

La salle était déjà pleine à craquer. Des centaines de filles criaient sans discontinuer. Je pensais qu’elles allaient s’arrêter quand les Stones entreraient en scène.

Lorsque le rideau s’est levé, les hurlements ont redoublé. Je parvenais à peine à entendre le riff d’entrée de Keith Richards. Mon voisin m’a crié dans l’oreille qu’il s’agissait de She Said Yeah. Les filles se sont mises à pleurer, à secouer la tête, certaines défaillaient et devaient être évacuées sur une civière. Les gens martelaient le sol, gesticulaient, frappaient dans les mains.

Sur la scène, je ne voyais que Mick Jagger. Il était sauvage et obscène. Ses lèvres rouge sang, épaisses et luisantes illuminaient la salle tel un phare. Il se déhanchait, rabattait ses cheveux sur son visage, courait d’un bout à l’autre de la scène, tournait le dos au public, se pliait en deux, remuait les fesses, glissait le micro entre ses jambes.

Noyés dans le vacarme, ils ont chanté une dizaine de chansons. Satisfaction était la dernière, le sommet, l’apothéose. Le public s’est rué vers la sortie quand ils ont quitté la scène, dans l’espoir de les rattraper avant leur départ.

Je me suis assis, assommé, épuisé, émerveillé, terrorisé.

Lorsque les derniers spectateurs ont quitté la salle, j’étais vissé sur mon siège. Je voulais m’imprégner de ces instants jusqu’à l’ultime fraction de seconde. Je savais que désormais, rien ne serait plus comme avant.

Quand le service de nettoyage a fait irruption dans la salle, j’étais toujours prostré. Ils m’ont interpellé et m’ont demandé ce que je faisais là.

Je suis sorti du brouillard.

Une forte odeur d’urine contrariait mes narines. Les filles avaient hurlé avec tellement de passion qu’elles s’étaient pissé dessus. Le sol était moite, l’odeur prenait à la gorge.

Par la suite, je me suis habitué à cette puanteur. J’ai fini par la considérer comme l’indicateur d’un bon concert de rock.

36

Je t’aime

Le mardi 21 septembre, Dominique avança dans le couloir et entama son mode de fonctionnement routinier. Après avoir parodié un échange vaudevillesque, il entra dans la chambre.

Il salua X Midi, déposa la télécommande dans sa main et lui choisit le prénom du jour sans recevoir de réaction de sa part.

Lorsqu’il entama les massages, il perçut un infime frémissement dans les membres de l’homme.

Il observa son visage.

Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front et ses lèvres tremblaient légèrement. Il décela un éclat inhabituel dans son regard. L’homme centrait son attention sur l’écran de la télévision et semblait en proie à une vive agitation intérieure.

La chaîne diffusait un reportage sur U2, le groupe irlandais qui se produisait le lendemain au stade Roi Baudouin, à Bruxelles. La totalité des places avait été vendue depuis plus d’un an et le concert se jouerait à guichet fermé. Les admirateurs du groupe étaient sur les charbons ardents et l’arrivée imminente des musiciens provoquait une grande effervescence dans la capitale belge.

Le court-métrage retraçait les préparatifs du 360° Tour. On y voyait le groupe sur scène, interprétant Get On Your Boots, l’un des morceaux de leur dernier album.

Dominique poursuivit ses soins comme s’il n’avait rien remarqué. Après quelques instants, il se redressa avec nonchalance.

— J’ai bu trop de café, Barnabé, je dois aller au petit endroit. Surtout, ne t’en va pas, je reviens tout de suite.

Il s’assura que la télécommande était ancrée dans la main de X Midi. Avant de quitter la pièce, il bascula le programme de la télévision sur une chaîne de téléachats. Il referma ensuite la porte derrière lui, s’éloigna dans le couloir et se tint à proximité de la porte.

Il interdit l’accès à une infirmière qui se dirigeait vers la chambre.

— Reviens plus tard, s’il te plaît. Je fais une petite expérience.

Il patienta encore quelques instants puis fit son retour dans la chambre.

La télévision diffusait à nouveau le reportage sur le groupe de rock et le volume du son était plus élevé.

Il s’approcha et s’immobilisa au milieu de la chambre, les poings sur les hanches, l’air faussement ébahi.

Après quelques instants, les yeux de l’homme quittèrent l’écran et s’ancrèrent dans les siens.

Il cligna des yeux et des larmes apparurent.

Dominique ne se méprit pas, il n’y avait pas de tristesse dans ces larmes, X Midi était pris d’un inextinguible fou rire.

Dominique se pencha vers lui, lui épongea les yeux.

— Tu sais quoi, Barnabé ? Je t’aime.

37

J’espère mourir avant d’être vieux

Avec ses yeux ronds et sa mimique d’abruti, sa tête valait le détour. Moi aussi, je l’aime bien. Il me soulage et me fait rire. Il s’adresse à moi normalement. Les gens qui passent s’imaginent que je suis sourd parce que je ne parle pas. Ils se mettent à hurler, me parlent en petit nègre ou articulent des mots simplets comme si j’étais un enfant.